Lorsque Giraudoux, contemporain de Freud, écrit en 1944 "La Folle de Chaillot", l'appellation générique peut recouvrir cette pathologie, comme dans le langage populaire. Un critique remarque d'ailleurs que le spectre de la schizophrénie guide l'ensemble de l'œuvre de Giraudoux : « Dès que l'on ouvre un roman de M. Giraudoux, on a l'impression d'accéder à l'univers d'un de ces rêveurs éveillés que la médecine nomme « schizophrènes » et dont le propre est, comme on sait, de ne pouvoir s'adapter au réel. Tous les traits principaux de ces malades, Giraudoux les reprend à son compte, les élabore avec art, et ce sont eux qui font le charme de ses livres ». Déconstruisant la pensée logique et en conséquence son expression syntaxique, la schizophrénie se caractérise par des « barrages » mentaux qui provoquent des sauts dans la pensée, en plus d'une inadaptation au réel. Pourtant, l'intrigue de La Folle de Chaillot repose sur une analyse solide et une peinture crue du monde : des prospecteurs cherchent à s'enrichir en montant une société dont l'activité sera d'extraire le pétrole des sous-sols de Paris. Ils prévoient donc de démolir une partie de la ville à des fins pécuniaires, et vont se heurter à la résistance des habitués de la terrasse de Chez Francis.
Comment Giraudoux réutilise-t-il les symptômes schizophréniques et les met-il en scène dans une fiction pourtant très réaliste sur les enjeux économiques qui gouvernent le monde afin de proposer la peinture d'une autre humanité ?
[...] Ceci correspond au fait qu'elle n'est pas au courant de la marche du monde, et que le Chiffonnier est obligé de lui apprendre aux pages 67 à 70 que l'argent gouverne le monde. Elle semble donc en effet ne pouvoir s'adapter au réel et il en est également ainsi de ses deux homonymes, la Folle de Passy, Constance, et la Folle de Saint-Sulpice, Gabrielle : à l'acte II, Constance dans une didascalie page 87 est décrite laissant passer un chien imaginaire Toute leur conversation est ponctuée d'interruptions à propos de ce chien, nommé Dicky, que les deux autres font semblant de voir aussi. [...]
[...] Ainsi, elle n'est d'aucun temps, et d'aucune classe sociale, mais de plus d'aucune fonction ni activité précise : un face-à- main évoque l'oisiveté, tandis que le cabas renvoie à l'activité de la ménagère. Sa conscience même du temps relève du mystère : lors de son échange avec le Chasseur, elle affirme avoir perdu son boa depuis cinq ans et le chercher depuis. La ténacité et la constance dont il faut faire preuve pour chercher un objet pendant si longtemps relèvent autant de l'irrationnel que s'il s'agit d'une déformation de sa conscience du temps qui passe. [...]
[...] Et que penser d'Irma, seule à pouvoir interpréter le langage du sourd-muet ? Quant au jongleur qui entre en scène à la page 20, il fait planer sur l'ensemble une atmosphère de fête et de spectacle peu ordinaire. Durant toute la première partie de l'acte ce sont donc deux univers opposés qui cohabitent, le premier, légèrement excentrique, installé dans le quotidien et dans les lieux, et le second, paranoïaque et compliqué, tentant de prendre possession de l'espace. En réalité, l'apparition du personnage éponyme vient trancher entre ces deux mondes, dont aucun n'est réaliste : le nom de Folle de Chaillot a moins de sens diégétique qu'en temps qu'indice de lecture pour le spectateur de la pièce qui, sous la suggestion de la folie, accepte plus rapidement la distorsion du monde que propose Giraudoux. [...]
[...] Elle se coupe certes d'une source d'ouverture au réel, mais d'une manière que l'on a du mal à condamner. Elle s'occupe beaucoup de son apparence, mais Pierre, le jeune homme qui voulait attenter à sa vie, et qu'elle nomme Fabrice, retrouve l'envie de vivre en écoutant ce récit : en énonçant le pragmatisme des éléments qui composent la vie, la Folle dit aussi leur fragilité et leur petitesse, et ainsi renoue avec leur sens. Evoquer le choix des cheveux énonce la chute des siens, l'unicité de la coupe, le bris de ses semblables, la reprise du jupon, son usure, le repassage des plumes, leur dégradation, le lavage, la salissure. [...]
[...] La Folle de Chaillot de Giraudoux : étude de la pertinence d'une lecture psychopathologique Il n'y a pas de solution de continuité entre le normal et le pathologique écrit Freud à la charnière du XIXe et du XXe siècle, faisant ainsi entrer dans la sphère du quotidien la folie, que des dizaines de générations avant lui éloignaient à bout de bras du champ du visible, en exilant les dénommés fous ou en les enfermant à l'abri de murailles épaisses, dressant ainsi physiquement une frontière que chacun pouvait sentir en lui ne pas exister. [...]
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