Philosopher, apprendre, mourir
Le verbe « mourir », rigoureusement parlant, ne peut se conjuguer, à la première personne du singulier, qu'au futur : impossible en effet de dire « hier j'étais mort » sans se contredire, les formes telles que « je me meurs » qu'on trouve dans la littérature ne nous intéressent pas ici puisque nous ne pouvons nous situer au moment de la mort elle-même, c'est en effet impossible ; ainsi pour le « j'étais mort » – qui a fait par exemple l'objet d'une exposition du photographe Grégoire Korganow – puisque justement pour énoncer cette phrase, il faut toujours être vivant. Ce statut particulier dans le langage nous renseigne sur la particularité de ce qu'on nomme « mourir » : à proprement parler en effet, on ne vit pas sa mort, mourir n'est pas une action, mourir n'appartient pas à la vie mais pas à la mort non plus, mourir est cet état entre vie et mort. Et même la science peine à définir ce que c'est que « mourir » (ainsi l'état de ce qu'on appelle mort clinique, on parle par exemple de mort respiratoire pour désigner la non formation de buée une fois un miroir mis sur la bouche du patient ou de mort cardiaque une fois que les tests à l'éther ont échoué) brouille les critères physiologiques pourtant apparemment évidents entre vie et mort puisqu'il faut précisément des tests qui ne donnent parfois pas la certitude de la mort et qu'on peut distinguer plusieurs types de morts ! Dès lors que le « mourir » lui-même pose problème lorsqu'on l'examine plus avant, tout ce qu'on peut dire qui y est relatif est frappé d'incertitude et de complexité, ainsi le vieil adage qui veut que « Philosopher, c'est apprendre à mourir » (Cicéron).
[...] L'apprentissage du mourir coïncide donc bien avec la pratique de la philosophie. Mais la prémisse du raisonnement est douteuse alors qu'elle devrait être évidente par soi et l'argumentation pour l'amener apparaît plutôt spécieuse. Tout ce qu'on a dit plus haut paraît en effet tout à fait irréfutable puisque du fait que le mourir est la séparation de l'âme et du corps suit tout ce qui a été démontré en suivant l'argumentation que Socrate présente. Mais c'est justement ce point là qui apparaît critiquable, savoir que le mourir est la séparation de l'âme et du corps, puisque Socrate ne le démontre pas (il faut un prémisse) mais qu'aucun des participants à la discussion ne le remet en cause comme le montre l'échange suivant : Est-ce autre chose que la séparation de l'âme d'avec le corps ? [...]
[...] Le mourir est en effet ce qui s'apparente à un ultime dépassement de soi, une délivrance, comme il apparaît dans la fable de Jean de la Fontaine, La Mort et le Bûcheron : le « pauvre Bûcheron » dont la vie a été misérable et éprouvante « appelle la mort » à l'aide. En effet, « Le trépas vient tout guérir ; », c'est-à-dire que le fait de mourir vient comme une délivrance, l'allégorie de la Mort est ici bienveillante, elle aide les hommes à dépasser les contradictions de leur existence. Cependant, les hommes préfèrent « Plutôt souffrir que mourir ». Si on ne peut saisir le « mourir », à tout le moins peut-on cependant accepter la mort comme ce qu'elle est : ultime dépassement et guérison. [...]
[...] En somme, le corps entrave l'âme dans sa « chasse au réel ». De là suit que le philosophe doit s'efforcer, pour parvenir à la vérité, de détacher son âme de son corps, en désirant que « leur [son] âme soit seule avec elle-même » et c'est ainsi qu'il philosophe vraiment car la sagesse apparaît comme la séparation totale de l'âme et du corps, car « l'âme du philosophe méprise profondément le corps, le fuit et cherche à s'isoler en elle-même ». [...]
[...] La tentative de saisir le mourir comme séparation de l'âme et du corps repose donc sur un parti pris ontologique très critiquable qui tombe sous le coup d'une pétition de principe dès qu'on l'examine, ainsi pour la conception socratique. S'il nous faut donc abandonner la tentative de saisir le « mourir », il nous est possible d'en penser le sens et d'examiner si philosopher correspond à mourir « à temps ». La mort apparaît en effet comme dépassement de soi. [...]
[...] L'exemple ici nous montre combien l'action de philosopher qu'a pratiqué Socrate toute sa vie lui permet d'être digne au moment même où il meurt puisqu'il a appris à le faire, en séparant le plus souvent possible son âme de son corps. Dès lors, si pour nous Socrate est un philosophe, philosopher s'apparenterait à apprendre à mourir, en tant que le mourir constitue la séparation de l'âme et du corps et la philosophie conscience des choses des choses pures et sagesse. [...]
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