Cette question n'équivaut pas à « pourquoi y a-t-il tant de philosophes non démocrates ». Il faut préciser que n'être pas démocrate pour les philosophes n'a pas signifié être farouchement anti-démocratique. Toute la difficulté d'une typologie serait d'évaluer les réserves des philosophes vis-à-vis de la démocratie, et de différencier enthousiasme, soutien conditionnel, et critique radicale. De plus, il serait nécessaire de préciser au nom de quel autre régime un philosophe s'oppose à la démocratie, pour contraster avec une éventuelle critique de la démocratie au nom de la démocratie (idéale, le plus souvent). Les difficultés d'attribuer à chacun le qualificatif « démocrate » du fait de ces limites floues et des positions parfois ambiguës des philosophes eux-mêmes, m'empêchent de justifier empiriquement l'affirmation contenue dans la question. « Si peu » supposerait la précision « combien ». Et s'il fallait être exhaustif, « combien » impliquerait « à quelle échelle », « qui », et « pour quelles raisons ». À cela il faudrait ajouter la relativité historique du concept de « démocrate » : quelles différences y a-t-il par exemple entre le démocrate du Vème siècle avant J.-C. et celui d'après la Seconde Guerre mondiale ? Echapper à cette question pousserait vite à l'anachronisme. Et que faire alors de la différence entre un philosophe démocrate et une philosophie démocratique, entre un individu vivant dans son temps, évoluant dans un régime politique particulier et son corpus politique et philosophique ? Viennent un ensemble d'interrogations sur les rapports entre la biographie d'un philosophe et sa production intellectuelle : y a-t-il plus de philosophes démocrates en démocratie, ou, au contraire, est-ce que vivre dans un régime contraignant la liberté de penser suppose un plus grand enthousiasme pour la démocratie ? Spinoza propose la réponse suivante : « plus on prendra soin pour ravir aux hommes la liberté de parole, plus obstinément ils résisteront » . Donc l'absence de démocratie est pour un moteur du démocratisme philosophique ; or la condamnation de Socrate par le régime démocratique athénien, source de l'hostilité de Platon envers la démocratie, contredit l'équivalence entre démocratie et liberté de penser, dès les débuts.
[...] À l'aristocratisme philosophique s'oppose le vulgaire démocratique. Jugement politique, philosophique, esthétique même. Mais là on encore, on peut trouver Spinoza prenant la défense de la démocratie au nom de la liberté : pour ne rien dire ici de la nécessité première de cette liberté pour l'avancement des sciences et des arts ; car les sciences et les arts ne peuvent être cultivés avec un heureux succès que par ceux dont le jugement est libre et entièrement affranchi.[5] Les rapports complexes, voire parfois antinomiques, entre philosophie et démocratie proposent donc des esquisses de réponse. [...]
[...] En dehors de ces questions qui montrent les difficultés pratiques d'un tel sujet, on peut identifier différentes tensions articulant la question : La démocratie, n'ayant pas de fins propres (en dehors de sa propre conservation), ne conduit pas à la découverte d'une vérité supérieure, et semble donc en contradiction avec la définition platonicienne de la philosophie. La démocratie, dont les traits sont avant tout formels et juridiques, pose des difficultés aux philosophes pour en rendre compte de manière proprement philosophique. Si Kant ou Arendt tentent de fonder la démocratie sur la publicité du débat, ils ne pensent qu'une condition nécessaire mais pas suffisante. [...]
[...] De l'enthousiasme absolu pour la démocratie, il est certain qu'il est impossible d'en trouver chez les philosophes. Mais trouve-t-on souvent de l'enthousiasme absolu chez les philosophes, y compris pour la philosophie (la critique de la philosophie étant elle-même une activité proprement philosophique) ? Les attaques de Platon résonnent dans chaque texte de philosophie politique : on trouve souvent les traces du conformisme peu exigeant du grand nombre se dressant contre la puissance créatrice du philosophe et le rêve jamais oublié de la figure du philosophe-roi. [...]
[...] Pourquoi y a-t-il si peu de philosophes démocrates ? Cette question n'équivaut pas à pourquoi y a-t-il tant de philosophes non démocrates Il faut préciser que n'être pas démocrate pour les philosophes n'a pas signifié être farouchement anti-démocratique. Toute la difficulté d'une typologie serait d'évaluer les réserves des philosophes vis-à-vis de la démocratie, et de différencier enthousiasme, soutien conditionnel, et critique radicale. De plus, il serait nécessaire de préciser au nom de quel autre régime un philosophe s'oppose à la démocratie, pour contraster avec une éventuelle critique de la démocratie au nom de la démocratie (idéale, le plus souvent). [...]
[...] L'apparente analogie entre la discussion argumentée de la philosophie socratique et la démocratie devrait démontrer un lien d'intérêt mutuel entre démocratie et philosophie. Il existe pourtant une contradiction entre ce fond démocratique de la philosophie et la pratique aristocratique du philosophe, qui fait rejoindre selon moi la haine de Platon devant la masse et la critique du majoritaire étouffant la pensée de Deleuze[2]. La question du nombre : alors qu'en démocratie, on peut avoir raison si l'on est majoritaire, le philosophe reconnaît qu'un seul peut avoir raison contre tous si l'argument est meilleur. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture