Face aux communards soulevés depuis le 18 mars 1871, Adolphe Thiers, fort de son expérience de la Monarchie de Juillet, abandonne Paris à une société révoltée par la défaite, avant de revenir, deux mois plus tard, écraser les derniers insurgés, retranchés sur la colline du Père Lachaise. C'était là la démonstration sanglante du primat absolu de la puissance de l'Etat sur une société dont il ne reste de la révolte que les vestiges du Mur des Fédérés.
Le 6 février 1934, c'est une IIIe République, non plus naissante, mais à l'autorité solidement ancrée dans les représentations collectives, qui se trouve pourtant ébranlée par une manifestation de ligues factieuses, désireuses d'en finir avec « la gueuse ». A soixante ans d'intervalle, l'image de la garde nationale ouvrant le feu sur la foule offre la preuve, comme l'écrit Pierre Clastres dans La société contre l'Etat, que l'histoire des peuples se heurte à cet horizon indépassable que constitue la lutte qui les oppose à l'Etat.
[...] De même, si la Fronde reste l'expression d'une société nobiliaire qui, contrariée par l'édification de l'État royal amorcée par Louis XIII, cherche à l'ébranler dans un contexte de Régence, la Révolution française balaie quant à elle une monarchie en grave difficulté financière, contrariée dans son autorité par la noblesse et les Parlements, et dirigée par un roi falot qui n'a su reprendre à son compte l'héritage de la réforme Maupeou. Qu'elle soit d'essence individuelle ou le fruit d'une aventure collective, la pression venue de la société pèse donc sur un État qui, s'il vient à ployer, plonge le corps social dans l'anarchie. L'absence de paix civile fragilise le corps social dans son ensemble qui, divisé, s'en remet à des potentats locaux dans lesquels il pense trouver la stabilité dont le prive l'absence d'État. [...]
[...] Le délitement de l'autorité de l'État est à l'origine d'un contexte particulièrement belligène, car, plus que l'illustration d'une société opposée l'État, la guerre civile reste la manifestation d'une société sans État. Le schéma de sociétés désordonnées en proie à la guerre de tous contre tous, renvoie à l'ancienne stasis grecque où les Eupatrides Athéniens attachés à un pouvoir régalien fragile, luttaient férocement contre une société de kakoï qui prétendait le leur ravir, au cours d'une période que l'helléniste Pierre Lévèque a qualifiée d'âges sombres Le terme d' âges sombres comme plus tard celui de Moyen-âge renvoie tous deux à des époques troubles que l'humanité aurait préféré oublier pour ne retenir que les périodes qui leur font suite, à savoir l'Âge d'or de la cité d'Athènes dans un cas, et la Renaissance de l'État moderne dans l'autre. [...]
[...] L'affaiblissement à la fois progressif et récent des structures étatiques ébranle cet équilibre fragile et désoriente une société, révoltée contre l'absence d'État, démobilisée politiquement et sensible aux discours extrêmes. Face à une telle dérive, le retour d'un État rénové, fort d'une assise institutionnelle renouvelée et de chaînes de décision clarifiées, devrait renforcer la croyance en l'intérêt général d'une société désireuse d'agir, non plus contre, mais avec l'État. L'homme est un loup pour l'homme. [...]
[...] La crise économique de l'automne 2009 a dit tout le besoin d'État d'une société désireuse d'agir non pas contre lui, mais avec lui. Ce regain d'efficacité implique cependant une limitation des enchevêtrements de compétences et une clarification des chaînes de décision. La dernière révision constitutionnelle ainsi que le rapport Balladur consacré aux régions s'inscrivent dans une même logique de clarification des compétences et d'adaptation des institutions à des réalités politiques nouvelles. Affronter l'État reste un penchant naturel des sociétés qui trouvent dans la confrontation à son autorité l'exutoire de revendications qui ne peuvent s'exprimer dans le cadre institutionnel qu'elles veulent précisément subvertir. [...]
[...] Subséquemment, la société oppose à l'État une révolte passive marquée par la démobilisation politique et l'absentéisme électoral. Il y a là un rapport presque nihiliste de la société à l'État qui la rend vulnérable à la rouille décrite par Tocqueville dans de la Démocratie en Amérique. Convaincu que le pire ennemi des démocraties reste la lassitude Bertrand Russell met lui aussi en garde contre les dangers d'une passivité de la société envers l'État, dont le pendant n'est autre que l'opposition subversive et la montée des extrêmes. [...]
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