La séparation des pouvoirs est-elle un mythe historico-philosophique ?

Résumé du document

Si la tradition du libéralisme politique confère généralement la paternité de la théorie de la séparation des pouvoirs à Montesquieu, il apparaît en réalité que L'Esprit des Lois s'inscrit dans une longue réflexion sur l'organisation de l'Etat et la limitation du pouvoir.
La pensée classique avait déjà envisagé les différentes fonctions de l'état et leurs rapports entre elles. Oubliées durant le moyen-âge, ces œuvres classiques sont redécouvertes par les penseurs des Lumières, et surtout par John Locke et Montesquieu, qui s'en servent pour alimenter leur réflexion sur la limitation de l'arbitraire et des abus de la monarchie absolue. Ce dernier formule ainsi dans de l'Esprit des Lois, en 1748, la théorie selon laquelle un régime, pour respecter les libertés politiques et conserver un gouvernement modéré, doit s'assurer que les fonctions exécutive, législative et judiciaire sont distribuées entre différents organes en mesure de se faire mutuellement contrepoids.

Reprise par les juristes du XIXe siècle, la séparation des pouvoirs constitue l'un des principes constitutionnels fondateurs des régimes politiques occidentaux. Néanmoins, cette théorie, formulée au XVIIIe siècle, semble incapable d'expliquer la pratique de nombreux régimes politiques contemporains. Il apparaît même qu'une application trop stricte de celle-ci entraîne des dysfonctionnements menaçant la liberté des individus, ce qui remet clairement en cause sa validité.
Dès lors, si toute application pratique de la séparation des pouvoirs est impossible, n'est-elle pas qu'un mythe historico-philosophique, « un modèle théorique imaginaire » pour reprendre l'expression de Charles Eisenmann ? Si tel est le cas, comment expliquer son importance dans la pensée politique contemporaine ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre que la séparation des pouvoirs est un concept dont la signification a varié au cours des époques et dont le contenu reste aujourd'hui encore mal compris.

Extraits

[...] Au-delà des modes, le fondement de la doctrine reste : le pouvoir est dangereux pour la liberté C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser.[ Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir Tout ce qui va dans le sens d'une distinction des domaines, d'une répartition respectée et sanctionnée des compétences, des institutions et procédures qui permettent l'alternance au pouvoir, est conforme à la doctrine de la séparation et cela peu importe la définition qu'on en a. La séparation des pouvoirs s'apparente donc à un idéal régulateur, indispensable à tout régime démocratique. C'est sans doute pour cette raison que la notion de séparation des pouvoirs, consacrée principe à valeur constitutionnel par la jurisprudence du conseil constitutionnel dans ses décisions du 23 mai 1979 et du 22 juillet 1980, est si importante dans notre culture juridico-politique. [...]

[...] C'est ce qu'affirme Charles Eisenmann lorsqu'il dénonce cette conception de la séparation des pouvoirs comme un modèle théorique purement imaginaire dans lequel les trois pouvoirs possèderaient leur sphère propre. Ce que montre Eisenmann, c'est que la théorie de Montesquieu, loin de présenter une séparation des pouvoirs à proprement parler, préconise en fait une distribution et un équilibre des pouvoirs assez proches des checks and balances américains. Ainsi, les organes sont indépendants les uns des autres, mais leurs fonctions peuvent être partagées (il n'y a donc pas spécialisation). [...]

[...] Dès lors, si toute application pratique de la séparation des pouvoirs est impossible, n'est-elle pas qu'un mythe historico-philosophique, un modèle théorique imaginaire pour reprendre l'expression de Charles Eisenmann ? Si tel est le cas, comment expliquer son importance dans la pensée politique contemporaine ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre que la séparation des pouvoirs est un concept dont la signification a varié au cours des époques et dont le contenu reste aujourd'hui encore mal compris. Nous verrons donc d'abord que la séparation des pouvoirs telle que nous la concevons aujourd'hui est principalement l'œuvre de juristes du XIXe siècle, et ce, en dépit du fait qu'on attribue sa paternité à Montesquieu Cette conception de la séparation des pouvoirs élaborée par la doctrine classique relève néanmoins du mythe constitutionnel, en raison de son incapacité à décrire la pratique politique contemporaine (II). [...]

[...] Les expériences françaises de séparation stricte des pouvoirs ont ainsi toutes échoué, faute d'avoir réussi à injecter ces quelques gouttes d'huile dans les rouages constitutionnels. Ex : La constitution de 1791 déboucha sur l'exécution de Louis XVI et l'élection de la Convention ; celle de l'an III mit en place un régime qui ne fût qu'une succession de coups d'Etat ; la Constitution de 1848 aboutit également au coup d'Etat de LNB le 2 Décembre 1851. On voit donc bien que la séparation stricte et la spécialisation préconisée par la séparation des pouvoirs de la doctrine classique ne sont pas des conditions suffisantes de la sauvegarde de l'équilibre politique et de la liberté des individus. [...]

[...] Une paternité attribuée à Montesquieu Mais l'exemple le plus célèbre, et celui que la doctrine juridique va retenir de théorisation de la séparation des pouvoirs est celui de Montesquieu dans l'Esprit des Lois. Le développement de la pensée intervient face à la tendance absolutiste de la monarchie française sous le règne de Louis XIV avec une centralisation et une concentration des pouvoirs. Il cherche à distinguer les pouvoirs pour empêcher qu'une seule personne ou un groupe ne concentre excessivement en leurs mains tous les pouvoirs de l'État car comme il l'indique: "C'est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites La séparation des pouvoirs telle qu'il l'entend a pour fin de modérer le pouvoir et par conséquent de préserver la liberté politique. [...]