Adolf Eichmann, personnification de la « banalité du mal » selon les mots d'Hannah Arendt, eut ces derniers mots avant d'être pendu : « je devais obéir aux règles et à mon drapeau ». Les exemples sont nombreux : lors de procès pour crimes contre l'humanité, la défense a constamment recours au devoir d'obéissance à la loi pour justifier les agissements des accusés, quelque infâmes soient-ils par ailleurs. Il faut admettre que si l'on s'en tient au positivisme de Hans Kelsen par exemple, le droit se définit d'abord par sa forme : c'est un ensemble de normes valides, c'est-à-dire obligatoires. La primauté de la forme sur le contenu implique l'obéissance absolue – aveugle, serait-on tentés de dire – au droit. Or, précisément, le fonctionnaire Eichmann fut condamné à mort pour avoir obéi, pour n'avoir pas résisté à l'ordre injuste qui pesait sur lui. Nous observons ici à l'oeuvre un renversement dialectique : l'insoumission, au cours du procès Eichmann, serait légale, tandis que l'obéissance, elle, serait illégale. Nous saisissons sans peine l'apparente contradictio in adjecto, le non-sens juridique qui est mis en lumière, entre un devoir d'obéir à la loi et un droit d'y désobéir.
En effet, comment par exemple déclarer à la fois : « tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance » (article 7 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen) et proclamer à l'article 2 que la résistance est un « droit naturel et imprescriptible de l'homme » ? A partir de quel degré d'injustice peut-on considérer une loi (ou plus largement, un système juridique) comme oppressive, et sur quels critères fonder cette injustice ?
[...] L'enjeu devient désormais de définir le champ d'application d'un tel droit : qui peut résister contre qui, et par quels moyens ? Le Moyen-Âge va par la suite s'attacher à définir le tyran, c'est-à- dire celui qui a détourné le pouvoir de l'usage qu'il devrait normalement en faire, et s'interrogera dès lors sur la justification du tyrannicide. Sur fond de luttes incessantes entre l'Empire et la papauté, les penseurs médiévaux s'appuieront sur une idée de l'autorité issue du droit romain : celle-ci dérive d'un pacte convenu entre le peuple et les gouvernants, dont le pouvoir n'est par conséquent jamais absolu. [...]
[...] Se révolter, c'est se soustraire au caractère obligatoire de la loi, autrement dit, se mettre hors-la-loi. La révolte s'accommode volontiers de la violence mais ne s'y réduit pas, et de la révolte d'un seul homme, comme l'exprime par exemple Serge Livrozet dans son opuscule De la prison à la révolte, à celle de plusieurs millions, tel le mouvement pacifique initié par Gandhi en Inde, il n'est guère davantage possible de la définir par des critères numériques. Mentionnons ici que par souci de compréhension et de précision lexicale, nous emploierons davantage le terme de droit de résistance que celui de droit de révolte dans l'unique mesure où, bien que recoupant une réalité identique, c'est formulé de cette manière qu'il apparaît dans l'acte fondateur de la démocratie française : la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789. [...]
[...] Nous comprenons ici que la résistance ne peut donc pas être réellement pensée comme un droit, qu'il soit naturel ou positif. Pourtant, l'expérience empirique nous prouve que la résistance a d'évidence la capacité de créer et de détruire du droit. Elle existe donc au moins en tant que pur fait, ayant néanmoins des implications juridiques en ce qu'elle structure le droit et le modèle. Son empire dépasse d'ailleurs largement le seul cadre juridique. Michel Foucault montre qu'elle est ce qui constitue, fondamentalement, la limite interne, permanente, du pouvoir lui-même. [...]
[...] La résistance n'est pas un droit, mais une simple idée de droit, une tâche infinie qui peut guider le comportement d'un opérateur de droit, sans pour autant lui apporter une quelconque justification. C'est en quelque sorte un fondement qui ne fonde pas, ou, comme le dirait Jacques Derrida, un fondement qui s'effondre en fondant en ce sens qu'il ne nous dit pas ce qui doit être mais simplement que quelque chose doit être et que cela n'est pas ce qui est. [...]
[...] De nombreux théoriciens ont ainsi montré que le droit de résistance, c'est-à-dire un droit contre le droit, était proprement impensable dans le cadre d'un contrat social basé sur la souveraineté absolue du peuple. C'est ainsi que Hobbes, Rousseau et Kant n'admettent pas un tel droit de résistance. En effet, la loi émanant du souverain, c'est-à-dire du peuple, résister à la puissance souveraine au nom d'un autre droit, plus juste, reviendrait à postuler l'existence d'une concurrence de deux droits, de deux souverainetés. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture