La réflexion politique de Machiavel s'articule autour de l'opposition de deux notions antagonistes : la Fortune et la virtù. La Fortune, c'est l'imprévu, la contingence ; c'est ce qui échappe aux gouvernants ; elle est « semblable à un torrent rapide qui s'enorgueillit, fracasse tout ce qu'il rencontre partout où il s'élance ». Mais en dépit de cet aspect profondément destructeur de la Fortune, qui incite la plupart des hommes ordinaires de s'en remettre à la résignation et à l'acceptation de leur impuissance face à une force qui les dépasse, Machiavel considère, et en cela il croit profondément en l'Homme, que les gouvernants possèdent la capacité de s'y opposer.
Cette capacité d'imposer sa volonté à la Fortune, c'est la virtù. Elle correspond à la vaillance et à l'audace dont tout bon dirigeant peut et doit faire preuve. Machiavel conçoit cette opposition comme un rapport de force équitable entre la Nature et l'Homme. Pour vaincre la Fortune, il suffit simplement de faire preuve d'une virtù supérieure.
Dès lors, il est probable que Machiavel, s'il avait assisté au tsunami de 2004, aurait contesté le caractère naturel d'une telle catastrophe. On peut d'autant plus le croire que ce tsunami présente certaines particularités. Il est en effet possible de distinguer les catastrophes très brèves, comme les tremblements de terre par exemple qui ne durent souvent que quelques secondes, où la virtù des gouvernants ne peut s'exprimer qu'avant ou après, des catastrophes dont le déroulement est plus long et où les gouvernants peuvent intervenir dès les premières manifestations de la Fortune ; le tsunami, qui n'est que l'effet secondaire d'un tremblement de terre et qui n'entre en jeu que plusieurs dizaines de minutes après le début de la catastrophe, appartient à cette seconde catégorie.
[...] Quant à l'existence d'un système d'alerte digne de ce nom, comment déterminer quelle part de la population aurait pu être sauvée, et quelle autre part aurait péri ? Paul Tapponnier rappelle que dans les endroits les plus touchés, le tsunami a frappé jusqu'à 10 kilomètres à l'intérieur des terres. Dans de telles conditions, on imagine mal qu'une alerte, même précoce, ait pu laisser le temps de fuir. Et combien seraient morts dans cette fuite, écrasés par une foule paniquée composée de milliers de personnes. [...]
[...] Les arguments nous portant à croire que Machiavel, s'il était l'un de nos contemporains, aurait considéré le tsunami de 2004 comme une catastrophe non naturelle sont nombreux. Néanmoins nous avons démontré qu'en l'état des technologies actuelles, il aurait été difficilement possible de faire beaucoup mieux que ce qui a été fait en 2004. Cela nous a donc amenés à nous interroger sur le rôle de la science et sur la place qu'elle occupe dans le cadre de la lutte contre les catastrophes naturelles Mais il ne faut pas oublier que la réflexion de Machiavel est assez généraliste et que les exemples qu'il mobilise (possibilité de construire des digues par exemple) prouvent que sa réflexion, si elle est intéressante à mobiliser pour expliquer un évènement comme le tsunami, n'apporte néanmoins que des clés d'interprétation partielles. [...]
[...] Il semble donc a priori impossible de contester la dimension naturelle d'une catastrophe sur ce point. Cette dimension appartient résolument au domaine de la Fortune. Il est en effet par exemple impossible de ressentir, à un moment ou à un autre, l'imminence d'une attaque de la Nature. Chez Machiavel, le combat entre l'Homme et la Nature n'a pas lieu simultanément : lorsqu'une catastrophe se produit pour la première fois, l'Homme est démuni, et sa virtù est vaine ; la première catastrophe est naturelle car il est impossible de s'y préparer. [...]
[...] Et précisément le témoignage de Paul Tapponnier, scientifique celui- là, et plus empirique, prouve que la supériorité de la virtù sur la contingence n'a rien d'évident. En effet, qui mieux qu'un géophysicien aurait pu défier la Fortune avec le plus d'espoir d'aboutir ? Paul Tapponnier brille par sa maîtrise absolue du sujet : il maîtrise parfaitement les mécanismes géophysiques impliqués dans le déroulement d'un tsunami, il en connaît les causes, les conséquences, il connaît parfaitement l'histoire géologique de la région de ces 3000 dernières années, il connaît aussi les symptômes d'un tsunami, perceptibles plusieurs dizaines de minutes avant le déferlement de la vague (secousse longue caractéristique des séismes de grande ampleur et perceptible à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde d'une part, et mer qui se retire vite et loin en signe de l'imminence d'un raz de marée d'autre part). [...]
[...] Avec un tel raisonnement rien n'est naturel puisque potentiellement tout est à la portée de l'Homme, sa virtù est potentiellement supérieure dans tous les cas puisque dans un avenir extrêmement lointain, on ne voit pas bien ce qui pourrait ne pas être résolu par la science. Le Monde sensible est régi par des lois physiques rationnelles, l'Homme a donc en principe le pouvoir d'agir sur tout. Paul Tapponnier l'affirme : ce sont les moyens qui manquent Si la catastrophe s'est produite, c'est finalement parce que les moyens investis étaient trop modestes ; les gouvernants responsables de ces décisions sont donc responsables. Il y a donc un jugement de valeur a posteriori qui considère que cet argent aurait dû être investi dans la recherche. [...]
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