Peut-on concilier deux philosophies qui ne raisonnent pas sur le même plan? Une philosophie analytique qui se veut purement conceptuelle peut-elle nourrir et se nourrir d'une philosophie politique qui se veut opératoire? Ludwig Wittgenstein (1889-1951), logicien allemand, s'intéresse dans son oeuvre au concept de langage, et à travers lui au concept d'éthique; or ces deux concepts sont au coeur de la philosophie patriotique. Celle-ci telle qu'elle est présentée par Charles Blattberg1 se veut un dépassement des deux grandes philosophies politiques du XXe siècle, le neutralisme et le pluralisme, notamment par le rôle qu'y tient le langage. Dans la problématique de la résolution du conflit politique sans recourir à la violence, le langage tient un rôle central dans les trois processus. Chez les neutralistes, le conflit se règle au moyen d'un plaidoyer; chez les pluralistes au moyen d'une négociation. Le langage, pour plaider ou négocier, est alors un moyen qui permettrait nécessairement d'aboutir à une fin incluse dans le processus même de règlement du conflit politique, le jugement ou le compromis. Le changement radical opéré par la philosophie patriotique est de considérer le langage comme le moyen du dialogue, dialogue qui lui ne contient pas nécessairement mais idéalement une finalité, la résolution du conflit politique. Le patriotisme n'utilise alors pas le langage dans une fin prédéterminée, celle de faire triompher ses propres valeurs, mais comme le moyen d'un processus qui est incertain.
En s'appuyant sur La conférence sur l'éthique2 prononcée par Wittgenstein à Cambridge en 1929, nous verrons que s'interroger sur les limites conceptuelles du langage conduit à s'interroger sur les limites réelles de la philosophie patriotique, mais que l'analyse de Wittgenstein n'est pas, dans la réalité, indépassable, et qu'un patriotisme conscient de ses limites y constitue une réponse.
Constatant le désaccord entre Wittgenstein et Charles Blattberg sur la résolution du conflit politique (I), il convient de s'interroger sur la cause de ce désaccord, lié à la conception du langage à travers la question de la culture (II) et à travers la question du sens (III). Cela nous amènera à dégager la question de l'éthique (IV), au coeur de la philosophie analytique de Wittgenstein et de la philosophie politique de Charles Blattberg.
[...] Le lieu de cette divergence est à rechercher dans la conception même du langage chez Wittgenstein. La question de la culture Les valeurs qui s'opposent dans le conflit politique sont le fait de groupes ou individus qui ne comprennent mutuellement pas l'essence des valeurs qui s'affrontent. Pour Wittgenstein, la question de la compréhension est intrinsèquement liée à la question de la culture : il n'y a pas de pensée antérieure aux mots, c'est dans et par les mots que nous pensons, mais pour comprendre certains sens du langage, c'est à la question de la culture qu'il faut faire appel. [...]
[...] Là est la force de la philosophie patriotique, qui induit nécessairement une dimension critique vis à vis de ses propres préjugés. À Wittgenstein qui nous dit que comprendre le sens d'un mot renvoie à une expérience vécue, on peut opposer le concept de mondialité mis en avant par Edward Saïd[5] : notre vision du monde provient de notre expérience propre, elle nous renvoie à notre histoire vécue, à notre socialisation et à notre apprentissage de la pensée dans un langage. [...]
[...] Ainsi, la philosophie patriotique ne nie pas la limite de la compréhension du sens dans le langage mise en évidence par Wittgenstein, mais elle ne s'arrête pas à elle. Elle continue de penser les conditions de possibilité du dialogue patriotique en en tenant compte (certes, ma compréhension des mots de celui avec qui je dialogue me renvoie à mes expériences vécues et non pas aux siennes ou à un absolu, alors j'adopte une position critique vis à vis des mes propres expériences vécues), et arrive à un résultat convaincant justement parce qu'elle ne nie pas les difficultés du processus herméneutique. [...]
[...] Cependant, cette volonté est- elle possible si l'on s'interroge sur les limites du langage à travers la question du sens? La question du sens À la lecture détaillée d'un meurtre, nous dit Wittgenstein, où vraiment aucun détail ne nous serait caché, nous pourrions dire que, de fait, les gens ont ressenti de la colère, de la douleur, mais il nous sera impossible de ressentir ce qu'ils ont ressenti. Le terme de douleur, par exemple, fait signe vers quelque chose qui ne peut être dit, mais qui est signifiant, ce qui signifie que comprendre le sens d'un mot nous renvoie à une expérience vécue. [...]
[...] Aucun mot ne peut décrire ce que l'on désigne en esprit comme ayant une valeur absolue, comme éthique, parce que nos mots renvoient à ces états de faits singuliers, à ces expériences singulières. La philosophie patriotique fondée par la volonté de définir à travers le dialogue, donc le langage, le bien commun, est alors à finalité éthique; ceci peut sembler être une impossibilité logique parce que définir une éthique par les mots traduirait une volonté d'aller au delà du monde, c'est à dire au delà du langage signifiant une volonté d'affronter les bornes du langage. [...]
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