Dans son Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, récit de voyage du XVIe siècle, Jean de Léry décrit le mode de vie de la tribu des Tupinambas ; le récit prend une tournure polémique lorsque l'auteur compare le mode de fonctionnement de leur société aux structures politiques européennes de l'époque. Ce qui émerveille Léry, c'est la similitude qui demeure entre l'Européen civilisé et conditionné par l'organisation politique qu'est l'État moderne, et le sauvage qui vit sans l'État : l'essence de l'homme paraît inchangée par la structure politique qui le gouverne.
Si l'on définit l'État comme une organisation politique qui s'applique sur un territoire donné, et qui exerce un pouvoir sur les hommes de ce territoire, au moyen d'un appareil administratif qui utilise pour assurer l'ordre social un « monopole de la violence légitime » (Max Weber), alors il apparaît clairement que l'État n'est pas une organisation première : elle est le fruit d'une convention passée entre hommes raisonnables et doués de langage, et a pour vocation de faciliter la vie en commun. Dès lors, non seulement il est possible de concevoir l'homme sans l'État, de se forger une image de ce que sa vie pouvait être et de l'incidence que l'absence d'État pouvait avoir sur son essence, mais cette représentation mentale peut être utilisée comme un moyen de légitimer l'existence de l'État et penser ce qui le rend nécessaire, ce qu'il doit être, ce qu'il doit assurer pour l'homme.
[...] On peut donc penser l'existence de l'homme sans Etat, mais on ne peut pas vouloir qu'une telle situation advienne si l'on définit l'homme comme un être perfectible pour lequel le vivre-ensemble politique est une condition du déploiement de son être. En effet, l'organisation de la société en Etat n'est qu'une forme possible du vivre ensemble. Selon Aristote dans Les Politiques, on peut ainsi concevoir une vie satisfaisante de l'homme sans l'Etat, dans des formes plus premières d'organisation. Ainsi en est-il de la famille, qui est première d'un point de vue chronologique par rapport à l'Etat puisque l'homme est plus encore porté à former un couple qu'à fonder des institutions politiques. [...]
[...] De plus, il est nécessaire que le contexte d'un tel état soit celui de l'abondance : l'homme n'a pas à se joindre à ses semblables pour cultiver la terre, il n'a pas à se dépasser lui-même ; sa liberté se définit comme une aptitude physique à faire ce qu'il veut et ce dont il est capable enfin, l'état de nature est caractérisé par la répétition du même, et l'absence relative d'inégalité s'il y a inégalité, elle ne peut être accentuée par une éducation, et n'a pas de conséquence. Concevoir l'homme sans l'Etat revient donc à souligner ce qui lui manque dans une telle situation pour élaborer un Etat, c'est-à-dire finalement affirmer que les qualités qui permettent à l'homme de former une organisation politique sont en même temps celles qui le différencient des autres animaux. Penser un homme vivant sans Etat permet donc de légitimer l'existence de l'organisation politique, de rendre compte de sa nécessité, et de définir les conditions de vie qu'il doit procurer à l'homme. [...]
[...] Concevoir l'existence de l'homme sans Etat permet donc de légitimer l'existence de cet Etat comme organisation de la société. On peut néanmoins être critique à l'égard de ce mode de justification de l'existence de l'Etat : les philosophes du contrat comme Rousseau et Hobbes semblent concevoir l'existence de l'homme sans l'Etat comme le contrepoint exact de l'homme avec l'Etat. Partir d'un état de nature comme d'une justification de l'organisation étatique de la société, c'est en fait définir l'un par l'autre, et biaiser la question de la légitimité de l'Etat d'autant plus que l'existence de l'homme sans l'Etat est caricaturée comme un stade d'inaboutissement, comme une donnée qu'il s'agirait d'améliorer. [...]
[...] Selon Aristote, on peut donc concevoir l'existence de l'homme dans des formes différentes de celle de l'Etat. Cependant, pour être le meilleur possible l'organisation du vivre ensemble doit permettre à l'homme de déployer tout son être, de réaliser son essence. Il convient alors de se demander quelle est cette essence de l'homme que l'Etat doit réaliser : en tant qu'être doté de parole, l'homme doit pouvoir être impliqué personnellement dans une organisation qui fait appel à sa raison, et qui se propose d'avoir recours au langage comme alternative à la violence physique et comme moyen de consensus, de définition d'un bien commun à accomplir. [...]
[...] Pour la pensée anarchiste, concevoir ce que seraient l'homme et la société actuels sans l'Etat revient donc à prendre conscience de l'inutilité de cet Etat. Or, une fois libéré de l'Etat, l'homme serait aux prises avec sa liberté, il cesserait d'être opprimé dans l'exercice de ses talents et pourrait se réaliser pleinement. En effet, Proudhon définit l'anarchisme comme un ordre qui réalise l'extrême opposé du pouvoir monarchique et réalise jusqu'au bout ce que la Révolution Française avait prétendu atteindre. Sans structure pour le gouverner, l'homme est pleinement libre d'agir, et pleinement responsable, il est donc autocrate de lui-même Ses actions ne sont pas soumises à des interdits, mais s'affirment comme le pur produit de sa seule raison. [...]
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