Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu (1689-1755) rédige son oeuvre majeure, "De l'esprit des lois", durant la première moitié du dix-huitième siècle, à une époque donc où la monarchie absolue est bien établie en Europe et où l'ordre social peut être qualifié (comme le fera Tocqueville) d'aristocratique. Sa typologie des gouvernements s'attachera dès lors davantage à distinguer entre régimes modérés et immodérés, fussent-ils républicains (démocratiques et aristocratiques) ou monarchiques, plutôt qu'à prôner l'un au détriment de l'autre.
Son objectif étant avant tout de mettre en garde contre le despotisme, tous les autres peuvent être acceptables pourvu qu'ils soient tempérés. Alexis de Tocqueville (1805-1859) quant à lui, qui observe un siècle plus tard la société américaine où la démocratie moderne est la plus avancée, établit une distinction fondamentale entre les sociétés aristocratiques du type de celles d'Ancien Régime, et celles démocratiques dont la société américaine est la représentante la plus typique – et probablement l'image de l'Europe de l'avenir.
Si les deux notions que nous allons étudier sont donc bien présentes, voire au coeur, des ouvrages en question, elles ne semblent donc pas tellement se recouper. Pourtant, Tocqueville a lu Montesquieu et s'en est même inspiré, et la philosophie des Lumières, dont Montesquieu est un éminent représentant, est le mouvement intellectuel qui a abouti à la Révolution française, celle-ci instituant l'ordre nouveau que Tocqueville observe (même si de l'autre côté de l'atlantique, où cet ordre nouveau est encore plus probant).
On devrait donc pouvoir déceler chez Tocqueville des analyses semblables à celles de Montesquieu sur le thème de l'aristocratie et de la démocratie, voire observer chez ce dernier des anticipations d'éléments que développera son successeur. On ne s'arrêtera donc pas à l'hétérogénéité des ouvrages étudiés, l'un d'ordre plutôt historico-juridique, l'autre plutôt journalistique ou sociologique, et l'on essaiera d'identifier les convergences et les divergences entre les deux auteurs sur le thème qui nous intéresse, tâchant par là même d'éclairer une période de l'histoire des idées en occident : celle qui mène de la théorisation juridique des régimes politiques modernes à l'évaluation de leur fonctionnement et au diagnostique des maux qui les menacent, une fois ces derniers devenus réalité historique.
[...] Le despotisme dont il est question chez cet auteur est donc un despotisme démocratique, ou tout au moins d'origine démocratique. La “religion de la majorité” (vénération excessive de ses opinions) fait donc naître une “nouvelle physionomie de la servitude”(op.cit. p.24). Mais si ce risque de dérive servile de la démocratie est basé en partie sur la “religion de la majorité”, il l'est aussi, et peut-être surtout, sur l'égalité elle-même, accompagnée de l'ignorance : despote peut trouver son intérêt à rendre ses sujets égaux et à les laisser ignorants, afin de les tenir aisément esclaves”(op.cit. [...]
[...] Quelles sont donc alors les sociétés “républicaines” qui inspirent Montesquieu pour établir sa typologie ? Qui s'est donné le mal de lire De l'esprit des lois ne peut manquer d'y répondre tant les références y abondent : ce sont les cités Etats grecques et la Rome de l'antiquité, et parfois aussi les républiques italiennes de son temps (Venise en particulier). Et cela n'est pas sans influence sur la question de savoir quels jugements porte Montesquieu sur les républiques (car bien qu'il soit un peu sociologue, Montesquieu évalue toujours ce qu'il décrit, ce qui le rattache davantage à la philosophie politique). [...]
[...] Et bien que Montesquieu n'ait pas connu la démocratie au sens moderne dont parle Tocqueville, il semble pourtant que certains de ses jugements sur la démocratie en général aillent dans le même sens. Qui plus est, tous deux reconnaissent un certain sens de la noblesse et de la grandeur aux sociétés aristocratiques, dont seraient dépourvues les démocraties. La médiocrité des démocraties serait-elle une fatalité éternelle, la noblesse d'âme ne pouvant exister que sous des régimes aristocratiques ? Quoi qu'il en soit, tous deux soulignent, comme nous allons le voir, le rôle central que joue l'égalité dans la démocratie, par opposition à l'inégalité des régimes aristocratiques. [...]
[...] Il convient par ailleurs en démocratie de remettre les pouvoirs administratifs à des corps secondaires formés de citoyens (p.440). Ceux-ci remplaceront alors la fonction de contrepoids au pouvoir central, exercée par la noblesse sous l'ancien régime. Enfin, Tocqueville résume le problème comme suit à la toute fin de son ouvrage : l'égalité étant désormais une fatalité, le salut de la liberté ne pourra découler que d'un travail des nations sur elles- mêmes pour ne pas laisser se développer leur tendance à évoluer vers le despotisme. [...]
[...] Mais, qui plus est, de quel peuple parle-t-on ? Puisque Montesquieu a comme modèle de démocratie les républiques du passé, son modèle de citoyens est évidemment constitué de notables, non du tout un chacun ; en quoi Tocqueville s'éloignera de sa façon de voir. Montesquieu mettrait, si l'on en croit Althusser, sur le devant de la scène la liberté des hommes libres, “laissant dans l'ombre la multitude des artisans et des esclaves.”(op.cit. p.69) Il ne voudrait pas que ce peuple” ait le pouvoir. [...]
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