« La morale est le nom mal choisi, mal famé, de l'une des branches de la politique généralisée qui comprend la tactique de soi à l'égard de soi-même » écrivait Paul Valéry dans Tel quel. De fait, se proposer d'analyser les rapports entre morale et politique représente une vaste entreprise, tant cette relation est ambiguë : il semble impensable de concevoir la politique sans morale, puisque faire de la politique est habituellement perçu comme une manière de diffuser ses idées à une plus ou moins grande échelle, mettre en œuvre ses principes, principes qui à l'origine sont d'ordre personnel, et relèvent donc de la conviction et de la morale de chacun. Pour autant, il n'est pas rare, loin de là, que l'opinion commune considère le monde de la politique comme un univers où l'éthique fait défaut, voire où les valeurs morales sont carrément absentes. Cette idée largement partagée reste à la fois très actuelle et fait également écho à de nombreuses situations similaires : ainsi, au XIXe siècle en France, l'arme de la morale fut notamment employée par la droite qui s'insurgeait contre la nouvelle identité instaurée par la IIIe République, qui contrevenait selon elle aux valeurs de l'Ancien Régime – notamment religieuses, ou encore par le mouvement boulangiste qui atteignit son apogée en jouant sur le registre « tous pourris ! », pour désigner les parlementaires républicains dénués de tout sens moral.
Par conséquent, face à un déluge de jugements plus ou moins valables, il est vite perceptible qu'il nous faut fixer un cadre de définition et d'approche conceptuelle d'une telle relation : concernant ce dernier point, nous nous attacherons à une perspective philosophique tout en n'hésitant pas à faire appel à certaines références ou exemples historiques.
Dès lors, il paraît légitime de s'interroger : comment s'organise la corrélation entre morale et politique ? La morale a-t-elle proprement sa place dans la sphère politique, dans la mesure où celle-ci requiert de l'efficacité ? Dans le cas contraire, jusqu'où la politique peut-elle aller en s'affranchissant des considérations morales ?
[...] Et, a fortiori, la première distinction que l'on peut établir, et pouvant faire figure d'opposition, est la suivante : la morale est un courant théorique, tandis que la politique relève du pratique. La distinction est importante car elle fonde la ligne de fracture entre morale et politique : et si Kant voyait dans la politique l'accomplissement pratique de la théorie constituée par la morale, bon nombre ne furent et ne sont pas de cet avis. Si la plus belle phrase à ce sujet revient à l'écrivain américain Henry David Thoreau les hommes apprendront-ils jamais que la politique n'est pas la morale, et qu'elle ne s'occupe de ce qui est opportun ? [...]
[...] Un tel schéma explique les propos de Kant : Une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont une seule et même chose Le principal obstacle à la libre volonté guidée par la morale telle que définie par Kant se trouve cependant dans la pratique du devoir par ses semblables, qui n'agissent pas toujours conformément au devoir, et obéissent souvent à un impératif hypothétique (ordre avec condition). Une telle attitude nourrit un blocage dans le sens où elle empêche l'humanité de devenir universellement admise comme une fin, comme le voudrait Kant ; l'homme reste donc un moyen. Ernest Renan poursuit sa pensée lorsqu'il écrit : Pour la politique, dit Herder, l'homme est un moyen ; pour la morale, il est une fin. La révolution de l'avenir sera le triomphe de la morale sur la politique (L'avenir de la science). [...]
[...] En outre, le problème moral se pose à l'individu car sa nature est aussi parsemée de conflits de devoirs, ce qu'il doit faire n'étant que peu souvent immédiatement décelable. D'autre part, Balmès ajoute que ces conflits d'ordre individuel sont redoublés par une conflictualité à l'échelle de la société : non seulement la nature humaine n'est pas cohérente, mais en plus il n'existe pas une seule société mais une multitude : en fait, il y a des sociétés : les états, les nations, les civilisations, les partis, les syndicats, les églises Cette coexistence de plusieurs sociétés, qui entrent parfois en rivalité, est elle aussi génératrice de conflits, ce qui ne fait que renforcer l'existence d'un problème moral qui, on le décèle bien, est éminemment politique. [...]
[...] On songe ici naturellement à la Raison d'Etat. Cette notion est dans la droite lignée de Machiavel puisqu'elle a été forgée par le jésuite Giovanni Botero (De la raison d'Etat, 1589), largement inspiré par le Prince de Machiavel, paru 75 ans auparavant. C'est bel et bien l'idée que la fin (la stabilité de l'Etat et la pérennité de sa politique) justifie tous les moyens compris ceux condamnés par la morale et les lois) qui a motivé la méditation de Botero. [...]
[...] Quoi qu'il en soit, Schmitt fait largement écho au second type de niveau que représente le contrat social, et la place singulière que peut avoir la morale dans la politique de l'Etat, et plus précisément à Thomas Hobbes. Ce dernier est à l'origine de la théorie du contrat social issue d'une logique sécuritaire, et pense l'Etat comme devant être un Léviathan, un monstre tout-puissant permettant de rompre avec l'état de nature dans lequel les hommes s'entredéchirent (guerre de tous contre tous, de chacun contre chacun). [...]
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