Les concepts de transgression et de loi, irréversiblement inextricables, forment un couple déterminant dans l'évolution des sociétés vers la modernité. Le passage de la pré-modernité à la modernité présuppose ainsi une rupture, une remise en cause de l'autorité de la loi conditionnant la société initiale ; en un mot, elle nécessite une transgression. L'enjeu est alors de se demander s'il est nécessaire pour l'individu-sujet d'entretenir une capacité certaine à remettre en cause la loi, mais surtout l'autorité sur laquelle elle est fondée et sur laquelle se construit la société.
Le sens commun voudrait que la loi, condition d'existence d'un Etat stable au sein duquel peut se développer une société démocratique, ne puisse pas être remise en cause, notamment de par l'autorité qui émane d'elle. « Dura lex, sed lex » ; l'autorité de la loi, c'est-à-dire sa qualité de supra-pouvoir ne se remet pas en cause : l'homme doit lui être assujetti et obéir à son commandement, se soumettre à ses exigences. Transgresser la loi revient à en nier l'autorité ; or c'est cette même autorité qui fonde la société puisque sans autorité, le sens commun, « l'opinion publique » ne concevrait pas qu'on impose une limite abstraite à ses actes. L'autorité est ce qui fait de la loi le garant de la société. Elle est donc nécessaire pour le maintien d'un ordre certain, en accord avec les valeurs prônées par la société, qui fonde la loi, ou tout au moins contribue à sa mise en place. Il apparaît ainsi inconcevable de plébisciter un droit à transgresser propre à chaque individu alors même que la loi se présente comme « l'expression de la volonté populaire » selon Rousseau.
Cependant, le fondement de la société moderne veut que le sujet se construise aussi comme individu, que dans une démarche cartésienne il observe le système qui l'inclut par delà le prisme de la raison et de valeurs universelles, et ce depuis la Révolution française et les Lumières. Cette remise en question et la contestation qui en découle potentiellement peuvent alors amener l'individu à affronter la loi, à sortir de sa condition de sujet soumis pour se placer « hors la loi », en la transgressant, pour défendre des valeurs universelles outrepassées par la loi, ou pour se construire lui-même : la transgression apparait dès lors nécessaire. L'autoriser pleinement revient toutefois à cautionner tout acte délictueux. Il apparaît donc de manière évidente que certaines limites doivent encadrer la « faculté transgressive » de l'homme rationnel, de manière à pouvoir à la fois apporter une réponse aux défaillances légales pointées par l'entreprise de doute, et ce tout en conservant une dimension éthique primordiale à la survie d'une « humanité » de l'individu. Ainsi n'est-il pas indispensable d'encourager l'entretien de cette faculté pour préserver la société de toute dérive, certes légalisée, mais éloignant la société de ses valeurs universelles et donc des principes fondateurs de l'humanité? Ou au contraire, au nom du maintien de cette humanité, ne devrait-on pas sévèrement punir toute forme de transgression et donc bannir toute velléité afin d'assurer le bon fonctionnement de la société en tant que collectif uni ?
En somme, dans quelle mesure peut-on légitimer la remise en question de la loi et de son enveloppe sacrale, condition fondamentale du fonctionnement de l'Etat, dont le déni présume par ailleurs une prise de pouvoir de l'individu sur le collectif ?
[...] Il s'agit en fait d'une prise de responsabilité nécessaire dans la construction d'un processus de développement, tant de l'individu que de la société. Il apparaît cependant primordial que cette transgression soit motivée par un intérêt général, ou plutôt par un désintérêt personnel, afin de pouvoir être justifiable, et à défaut d'être constructive. Transgredi aller au-delà suggère en effet une tension constructive de dépassement dans l'acte transgressif, donc de rationalité dans l'action. Cette capacité de transgression apparait cependant menacée par l'atomisation de la société. [...]
[...] La transgresser s'apparente donc à s'exclure volontairement de la cité. Le respect de la loi et la condamnation de la transgression permettent à la fois de préserver la société, mais aussi l'individu, de la destruction. En effet, il apparaît destructeur pour la société, en tant qu'entité, d'imposer une norme et d'en consacrer l'autorité si l'on entretient par ailleurs en chaque individu la capacité et la velléité de transgresser cette norme ; cette situation, paradoxale, mènerait tant à l'anarchie et à la destruction de tout ordre qu'à la rupture de l'harmonie d'une société entre les valeurs qu'elle défend et les valeurs prônées par ses sociétaires. [...]
[...] C'est l'exemple des résistants au régime à l'occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale : transgresser l'autorité de Vichy et les lois imposées par Pétain apparaissait nécessaire puisqu'en adéquation avec l'opinion internationale, avec les valeurs universelles. Ce créneau répond en réalité à deux théories : c'est d'abord le droit de résistance à l'oppression de Locke[22] : la liberté de l'homme en société [ ] c'est de ne reconnaître aucune autorité ni aucune loi en dehors de celle que crée le pouvoir conformément à la mission qui lui a été confiée Ainsi, dès lors que les mesures prises par le pouvoir ne s'inscrivent plus dans la mission originelle que lui ont confiée les citoyens, il revient aux citoyens le droit de résister à l'Etat et de transgresser. [...]
[...] La transgression n'est ainsi pas seulement un outil de prise de conscience, mais aussi, et peut-être surtout, un outil de réalisation de la société. Là où il n'y a pas de transgression il n'y a pas de lois peut ainsi se voir compris selon une nouvelle lecture : toute loi n'acquiert une autorité actualisée (et donc plus apte à être respectée) que si elle est transgressée dans le respect des valeurs initiales. La remise en cause, sous forme de non-violence, de désobéissance civile, ou de résistance, permet alors de se placer au-dessus de la loi et de réaliser pleinement le concept d'autonomie qui crédite les sociétés démocratiques. [...]
[...] En effet, en tant qu'être sachant transgresser il rend la frontière du droit obsolète et perméable. Dès lors son identité en est atteinte. Il condamne ainsi son identité culturelle, que nous avons déjà évoquée, mais aussi son identité sociale: en menaçant la frontière de la loi, il rompt le contrat social qui le lie à ses concitoyens et s'exclue donc de manière volontaire et partiellement irréversible de l'ordre social qui définissait pour partie son identité. En effet, selon la pensée d'Aristote, l'homme se réalise lui- même au sein de la cité, il n'y a qu'au sein de cette communauté politique qu'il peut puiser et réaliser son essence. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture