En tant que syntagme figé, le devoir de mémoire compris comme la commémoration privée ou publique d'évènements faisant partie de l'histoire personnelle ou collective, semble a priori être fondé et aller de soi. Les commémorations diverses font partie de notre quotidien et tout un chacun semble trouver normal et moralement juste d'honorer la mémoire des figures et évènements du passé.
Cependant, le devoir de mémoire ne peut raisonnablement faire l'économie d'une interrogation sur sa nécessité même. En effet, s'il est besoin de parler d'un devoir de mémoire, c'est bel et bien que la mémoire, entendue comme faculté de fixation, de rétention et de réactualisation d'une expérience passée, est considérée comme devant être provoquée. Le devoir est l'expression d'une contrainte et d'une obligation : il connote un effort à accomplir. Il faudra donc se demander comment une faculté considérée a priori comme s'effectuant relativement spontanément puisse être envisagée comme l'objet d'un devoir. Ceci implique ensuite de savoir comment comprendre le terme de devoir. Dire qu'un devoir de mémoire de mémoire est nécessaire, c'est affirmer que l'acte de la remémoration est de l'ordre de ce qui est à effectuer, de ce qui doit être. Or, la mémoire se tourne vers ce qui a été. La question qui se pose donc est de savoir à quel type de devoir la mémoire s'applique. Faut-il se souvenir en vue de réaliser quelque chose d'autre ou bien la mémoire constitue-t-elle un devoir en tant que tel et doit être effectuée de façon totalement désintéressée ?
[...] L'effort de mémoire prend alors une connotation prescriptive : on ne le ferait pas s'il ne nous était pas imposé. La question qui se pose alors est de savoir si considérer l'acte de se remémorer comme un effort suffit pour autant à dire qu'il constitue pour cela un devoir au sens plein du terme. Pour quelles raisons effectuons-nous cet effort de mémoire ? L'accomplissons-nous parce qu'il nous apporte un bénéfice auquel cas le devoir de mémoire n'est qu'un moyen en vue d'une autre fin et peut être nommé impératif hypothétique ou bien peut-il et doit-il être effectué par tout un chacun sans égard pour une récompense ou un bienfait qui en découlerait ? [...]
[...] C'est pourquoi les devoirs de mémoire imposés de l'extérieur perdent bien souvent tout sens aux yeux de ceux qui les accomplissent et ne sont l'œuvre que de l'habitude et de la routine. Nous nous rendons à telle ou telle commémoration parce qu'il nous a été dit qu'il est moral et juste de participer à cette commémoration, mais ne comprenons ni ne ressentons pas la nécessité de cette remémoration. Ce type de devoir est certes un véritable devoir dans la mesure où l'action que nous accomplissons est désintéressée, mais elle l'est à double titre. [...]
[...] En ce sens, la capacité de rétention qui définit la mémoire est de l'ordre du fait. Elle est ce qui constitue au cours de l'existence et est présente en l'homme tel un réservoir de pensées et de sensations, en d'autres termes, comme une collection de souvenirs que l'on peut convoquer à tout instant. Le devoir, en tant qu'il est quelque chose relevant de l'ordre du devoir être, ne semble pas a priori pouvoir faire de l'acte de remémoration un objet. [...]
[...] Comment ce projet peut-il concrètement prendre forme ? On peut, pour comprendre déduire deux formes de la culture à partir des considérations nietzschéennes et voir comment l'une est un devoir de mémoire inapproprié et l'autre une déontologie de la mémoire. Une première façon de forger une culture dans son rapport à la mémoire serait une culture ayant une visée seulement savante et qui considère le passé comme un domaine intouchable, qu'il faut à tout prix respecter, voire vénérer. Face à cela, on peut développer un second type de culture résultant d'une volonté d'associer le processus culturel à la vie et considérer la tradition comme une matière dont il faut s'imprégner et intégrer plutôt que reproduire. [...]
[...] Si le devoir de mémoire relève de l'impératif et de l'autonomie, ce n'est pas eu égard à une raison désincarnée et aveugle à toute détermination sensible, mais parce qu'il est une nécessité vitale se construisant à la fois sur un lien et une libre fréquentation des éléments que propose la mémoire affective. Le devoir authentique de mémoire ne se caractérise pas en termes de quantité de données gardées à l'esprit, mais en termes de sélection des éléments les plus pertinents et qui font sens pour une personne donnée, ayant construit sa mémoire personnelle. [...]
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