Philosophie, rapport, peur, connaissance
La peur est une émotion qui indique une souffrance prochaine. La question est de savoir si cette dernière est bel et bien imminente ou seulement chimérique, auquel cas, la peur ressentie n'est qu'une réaction irrationnelle face à une réalité fantasmée et donc exagérée, quant à ses conséquences potentielles. Mais dans le premier cas, si la peur s'avère être un bon indicateur intuitif des dangers prochains, n'a-t-elle pas valeur de "connaissance", au sens où elle prend acte d'une propriété objective d'une perception ou d'une représentation mentale, propriété qui serait incompatible avec la préservation de l'intégrité corporelle ou morale d'un individu ? Or, peut-on considérer que la peur, en tant qu'émotion, peut servir de base à une conscience rationnelle des réalités de ce monde, conscience sensée nous permettre de nous orienter de façon optimale dans un monde truffé de dangers menaçant en certains détours la perpétuation de notre expérience ? Si tel est le cas, force sera de constater que la conception rationaliste de la connaissance, pour qui toutes nos conceptions doivent reposer sur des déductions impartiales et objectives, omet un aspect fondamental de la genèse de nos idées les plus abouties quant à l'identité des choses.
[...] Mais là aussi c'est l'absence de connaissance qui est en cause car si un tigre me fait peur c'est ce que je ne sais pas comment me défendre face à lui ; si le feu me fait peur, c'est ce que je ne sais pas qu'il faut de l'eau pour l'éteindre. L'homme qui a peur en est donc réduit à des « délires » qui le poussent à accepter les diverses superstitions : en faisant tel rite et en m'agitant de telle manière, je vais éloigner le tigre, en dansant autour du feu, je l'apprivoiserai. Or il y a toute les chances pour que le tigre me mange ou que je ne sache pas contenir le feu de cette manière. Seule la connaissance pourra me délivrer du danger. [...]
[...] Est-ce parce que la peur constituerait une pierre de touche de la relation qui m'est propre entre la connaissance que j'ai de moi et ma connaissance du monde ? Un chasseur aguerri, pourvu de l'équipement ad hoc, n'aura que peu (voire pas) peur du tigre qu'il a en face de lui car il peut le neutraliser en cas de danger immédiat, puisque précisément il sait comment s'y prendre si ce danger se présente. Mais pour le jeune chasseur, pourvu du même équipement, qui se trouve face au tigre, la peur est bien plus importante car il ne sait pas quoi faire si le tigre attaque plutôt que de rester sage. [...]
[...] Plus ces sentiments sont forts, plus la peur est présente et oppressante. On peut gager cependant qu'après cette expérience la peur qu'il ressentirait face à un endroit similaire (seul dans un canot la nuit) serait bien moins forte, ce qui vient conforter notre assertion. Cependant, encore faut-il distinguer entre une peur héritée d'opinions et donc une peur qui s'apparente à une superstition et une peur qui n'est pas phantasmée face à un danger, en effet seule la peur qui n'est pas phantasmée a un rapport positif avec la connaissance, la peur comme superstition est, comme on l'a montré, une ouverture vers l'anthropomorphisme et le finalisme qui empêchent de saisir le monde et enferment l'homme dans une conception fausse de ce dernier. [...]
[...] La connaissance naît pour répondre à la peur de l'inconnu. Il y a donc lieu de tempérer la conception de la connaissance qu'on a défendue plus haut : la connaissance ne peut se passer de la peur, l'annihiler revient à affirmer que je n'ai pas peur de ce que je connais, mais alors je n'ai pas une connaissance qui me permette de me diriger dans l'action, c'est-à-dire de maîtriser réellement ce qui me fait peur. On reprendra ici à notre compte la conception de la connaissance de William James, in Le pragmatisme (5e leçon : « Pragmatisme et sens commun ») : la connaissance peut être comparée à une tache d'huile pour James : à un moment t nous disposons de connaissances x sur y sujets, mettons ici y1, par exemple les tigres ; mais si à un moment j'apprends quelque chose x1 sur un sujet y1 par exemple que les tigres aiment l'eau, contrairement aux chats, il va falloir que j'accommode mes anciennes connaissances à celle-ci : ainsi la tache d'huile s'agrandit. [...]
[...] D'autant plus importante est l'incertitude devant laquelle les hommes sont confrontées, d'autant plus fort est leur doute et d'autant plus facilement sont-ils amenés à croire n'importe quoi. Par cette expérience de pensée, on semble avoir découvert l'origine de la peur : le choix à faire effraie les hommes car ils ne connaissent pas les conséquences qu'impliquent respectivement les différents termes de l'alternative devant laquelle ils sont confrontés. Mais il y a plus : la peur irrigue la superstition, la peur empêche en effet l'homme de raisonner (et de se raisonner) et donc de se défaire de ses superstitions. [...]
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