La démocratie est progressivement devenue plus qu'un régime politique parmi d'autres: elle est aussi un idéal, une façon de vivre, une référence que l'on voudrait universelle. La définir en affirmant simplement que les pouvoirs y trouvent leur origine dans les volontés de la majorité n'autorise pas celle-ci à s'attribuer "le droit de tout faire."
Pour résoudre cette apparente contradiction, Tocqueville considère qu'au-delà de chaque droit national, la notion de justice renvoie à la majorité de l'humanité. Celle-ci doit donc l'emporter sur une majorité nationale, et c'est-ce qui donne le droit de désobéir à une loi si elle est injuste. La relation entre majorité et minorité nationales peut en effet être comparée à celle existant entre deux individus : si l'on affirme par principe qu'un tyran abuse de son pouvoir par rapport à ses adversaires, pourquoi ne pas admettre qu'une majorité peut agir de même à l'égard de sa minorité ?
[...] Des défaillances sont apparues dans l'histoire des démocraties, dites populaires ou la majorité au pouvoir étouffait toute manifestation morale ou toute référence à une autre forme de justice que celle qui était imposée par les lois. Loin d'être excessive ou pessimiste, l'analyse de Tocqueville a ainsi trouvé de sinistres confirmations, mais les problèmes qu'elle soulève sont loin d'être résolus. [...]
[...] La démocratie affirme que la souveraineté appartient au peuple et non à un seul ou à quelques-uns. Et le respect de la démocratie suppose le respect de cette souveraineté. Cette souveraineté du peuple n'est que relative, puisqu'existe au-delà celle du genre humain évidemment supérieure. Désobéir à une loi injuste et à la souveraineté locale du peuple, c'est respecter celle du genre humain. Par là même, on avertit la souveraineté du peuple qu'elle fait fausse route. Mais comment une majorité peut-elle être injuste? [...]
[...] Son apparition risque d'être longuement différée: en considérant d'abord que cette universalité n'est elle-même qu'un concept propre à l'idéologie bourgeoise, il faudrait admettre qu'elle ne pourra se réaliser sous un aspect totalement nouveau qu'après l'instauration d'une société sans classes. Mais Tocqueville reste très étranger à de telles analyses: la méfiance qu'il déploie à l'égard de la démocratie ne va pas jusqu'à envisager sa disparition. En rappelant que la démocratie n'est pas un système politique sans défaut, Tocqueville réserve au citoyen une liberté de critique et de désobéissance qui semble positive. Cependant, cette liberté ne peut être réelle que si la majorité l'autorise et lui réserve un espace d'expression. [...]
[...] Loi générale et majorité ne sont pas synonymes de loi universelle ou d'humanité elle-même conçue comme totalité, selon le modèle kantien. Il y a là une ambigüité symptomatique d'un moment ou le fait démocratique s'impose, et semble devoir se généraliser jusque dans le repérage des concepts moraux. Or, si la justice elle-même dépend d'une adoption simplement majoritaire, ne reste-t-il pas possible qu'elle soit imposée à une minorité (même s'il s'agit de celle de tous les hommes qui s'en trouverait en un sens victime? [...]
[...] Il devrait être possible, dans une démocratie, d'exercer une critique de la majorité et de ses décisions. Dès que, par exemple, la majorité s'accorde des droits qu'elle refuse à la minorité, la justice est touchée. Cela peut être dénoncé par la presse (plus généralement aujourd'hui: par l'ensemble des médias), pourvu que soit garantie sa liberté d'enquête et d'expression. Cela peut également être contesté par des magistrats ayant la charge de faire respecter l'égalité (Cour suprême aux Etats-Unis, Conseil constitutionnel en France), pour peu qu'ils soient indépendants de l'exécutif. [...]
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