Manifeste contre la tyrannie, ce discours a été, du XVIe siècle jusqu'à nos jours, l'objet de distorsions, non pas par un changement de contenu, mais par un changement de contexte : revendiqué par des idéologues calvinistes, puis par les acteurs de la Révolution française, et parfois considéré de nos jours comme le précurseur de l'anarchie, ce Discours est pourtant très délicat à ancrer dans l'histoire, son auteur étant à la limite de l'anachronisme de par son avance sur son époque. C'est pour cette raison que Montaigne s'abstint tout d'abord de placer le texte de son ami au centre des Essais, comme il avait projeté de le faire. Etrange destin donc que celui de ce discours, qui, s'il ne doit pas être écarté de ses interprétations, entre autres politiques, doit pourtant être tout d'abord considéré comme une déclamation, une sorte d'exercice de style, non pas pour feindre d'ignorer la force de son contenu, mais pour mieux le comprendre et saisir les raisons qui ont fait penser à Montaigne qu'il ne s'agissait que d'un sujet « traité par lui en son enfance par manière d'exercitation seulement, comme sujet vulgaire et tracassé en mille endroits des livres ». Réduction du fond peut-être, mais exaltation de la forme ; cependant, l'une s'appuie sur l'autre, et c'est par cela que La Boétie perdure : car avec un discours théorique (« il pose une question totalement libre parce qu'absolument libérée de toute "territorialité" sociale ou politique », explique Pierre Clastres dans son article Liberté, Malencontre, Innommable, « et c'est bien parce que sa question est trans-historique que nous sommes en mesure de l'entendre »), il parvient à passer du général au particulier et à atteindre chaque individualité par un procédé très subtil qui lui permet, touchant des personnes et non pas des groupes, d'être compris et pris en compte par chacun depuis plus de quatre siècles.
[...] La Boétie, Discours de la servitude volontaire Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n'est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu'on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. [...]
[...] Ce maître n'a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n'a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu'il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D'où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n'est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? [...]
[...] Discours cru, mais procédé subtil : car La Boétie va par la suite désigner le tyran en même temps qu'il établira son égalité : car ce despote, si puissant qu'on pourrait le croire, n'a pourtant que deus yeulx, n'a que deus mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du grand et infini nombre de vos villes Constatation tellement vraie et tellement évidente que la révolte entamée chez le lecteur n'a d'autre choix que de se tourner vers l'« ennemy, celui, ajoute La Boétie, pour la grandeur duquel vous ne refusés point de presenter a la mort vos personnes Pour asseoir son accusation, l'auteur entame alors une série de questions rhétoriques, que nous ne pouvons lire sans en accepter l'implacable logique : partant du constat de l'égalité naturelle des hommes, un tyran, pour avoir la force d'un peuple tout entier, n'a pu la tirer que du peuple lui-même : Comment a il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend de vous ? [ ] Comment a il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? demande La Boétie. [...]
[...] Or s'il est des discours devenus vivants, le Discours de la servitude volontaire d'Étienne de La Boétie est assurément l'un d'entre eux. Manifeste contre la tyrannie, ce discours a été, du XVIe siècle jusqu'à nos jours, l'objet de distorsions, non pas par un changement de contenu, mais par un changement de contexte : revendiqué par des idéologues calvinistes, puis par les acteurs de la Révolution Française, et parfois considéré de nos jours comme le précurseur de l'anarchie, ce Discours est pourtant très délicat à ancrer dans l'histoire, son auteur étant à la limite de l'anachronisme de par son avance sur son époque. [...]
[...] Enfin, le vous de soiés résolus de ne servir point, et vous voilà libres se rapporte directement au lecteur en tant qu'individu, car la résolution et la volonté sont les attributs d'un seul, et pas d'une masse ; et c'est par ce changement de destinataire que le lecteur prend réellement conscience du discours de La Boétie, et de son propre pouvoir : tout ne dépend plus d'instances supérieures ou de qualités qu'il ne possède pas, mais de lui et de son seul vouloir. Cependant, cette ambiguïté du destinataire est aussi la faille de la solution de La Boétie, ce qui la rend utopique et irréalisable. Que ce soit l'esclave qui fait le maître, c'est irréfutable. Que la seule volonté de ne plus servir anéantisse le tyran, c'est discutable. [...]
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