Récemment rééditée (deux volumes chez L'Âge d'Homme en 2001 et 2003),
l'oeuvre poétique de Pierre Emmanuel (1916-1984) compte près de trois mille pages (vingtquatre recueils, jusqu'alors tous épuisés) ; à quoi l'on peut ajouter une dizaine d'ouvrages en prose, essais, autobiographies, et de nombreuses préfaces, introductions, à ses propres livres ou non. De 1940 à 1984 se construit donc une oeuvre qui signale un désir d'abondance et de
plénitude de la parole se confrontant au monde : François Livi parle ainsi d'« un grand poète épique aux architectures imposantes et aux rythmes torrentiels ». L'ambition de sa poésie, de sa pensée, s'articule chez Pierre Emmanuel à un ethos de poète-prophète, à une réflexion sur la condition humaine et à la construction d'une ontologie, selon une évolution sensible ne
serait-ce que par les titres, d'Élégies au Grand oeuvre. Cosmogonie.
Cette poésie appelle une réflexion qui lui réponde, qui se mette en demeure de répondre aux énigmes qu'elle pose. Une poésie construite, recherchée, qui ne cache pas son côté rhétorique sans se limiter à une pure joute verbale ; mais aussi une poésie violente, brutale, qui se veut mimétique des combats qui se livrent dans l'esprit du poète. La force du verbe de Pierre Emmanuel vient de cet équilibre. Car pour ce poète d'inspiration, entre
autres, chrétienne, la parole humaine dit, dans sa faiblesse, sa beauté et ses limites, l'être, et se profère en tension vers ce qui la fonde : l'absolu, le tout, Dieu. La vocation ontologique de la poésie de Pierre Emmanuel est à mettre en relation avec la constante entreprise mythographique que le poète a menée au cours de sa vie, donnant de nombreuses autoexégèses à son oeuvre, commentant ses poèmes, construisant ainsi son mythe personnel. À telle fin qu'il put se constituer un être propre, dont sa poésie est le reflet verbal et organique. En témoigne son nom, pseudonyme qu'il s'inventa, ou qui s'imposa à lui, en signature du premier poème écrit, matriciel et fondamental, « Christ au tombeau ». En 1938, Noël Mathieu devint à 22 ans Pierre Emmanuel, nom double qu'il voulait à la fin de sa vie articuler d'un trait d'union, pour signifier le lien enfin trouvé et compris et vécu entre la matière et l'esprit.
Aussi peut-il paraître incongru, ou à tout le moins problématique, d'analyser cette oeuvre en termes de fragmentation tout autant que de désir de totalité. En outre, alors que la fragmentation semble être la topique fondamentale de la modernité poétique, on est tenté de parler à propos de Pierre Emmanuel d'une poésie et d'une pensée de l'intemporel, voire, apparemment, de l'inactuel : il s'inscrit dans le cadre d'une anthropologie chrétienne, alors que le cliché essentiel de la modernité est « la mort de Dieu » ; d'autre part l'utilisation de figures mythologiques, comme Orphée et Eurydice, Hermès, Isis et Osiris, etc.2, et de la Bible, avec les figures de Jacob, Moïse, Élie,… peut sembler contredire le cliché de l'originalité du poète-voleur de feu. On aurait dès lors une poésie qui entérine les représentations culturelles sous-jacentes, les valeurs traditionnelles. De même, en ce qui concerne l'emploi du vers, le lecteur est confronté à une apparence de peu d'invention : alors que la mode est à la déstructuration méthodique, et au fragment comme forme littéraire, Pierre Emmanuel écrit, à première vue, des poèmes longs en alexandrins (ou autre mètre régulier) rimés. Cette impression initiale ne tient cependant pas à la lecture, car les mètres sont variés, la rime est loin d'être systématique, et l'alexandrin disloqué, dans la tradition de Hugo, Rimbaud, Apollinaire — travail que l'on retrouve chez un Philippe Jaccottet.
[...] Mais les êtres qui procèdent ici à la chasse sont paradoxalement comme des bêtes sauvages, et l'antithèse est forte entre elles et le chanteur, prêtre de l'harmonie : Adieu la tombe est engloutie sous les cheveux et la main agrippée au soleil se détache il tombe Seul le chef tranché sort de la mer et chante Apollon qu'il te soit sur les eaux rouges un temple 55 (ŒPC 79) Mais toi, être divin, voix jusqu'au bout toujours chantante, assailli par l'essaim de ces Ménades dédaignées, tu dominais leurs cris de tout ton ordre, être si beau, et de leur destruction s'élevait ton jeu constructeur. [ ] Ivres de vengeance, elles t'ont pour finir mis en pièces, ta voix gardant comme demeure alors le lion, le roc, l'arbre, l'oiseau. [...]
[...] [ ] Je fus le vert mourant, le premier soir des mondes. Haut ŒPC II, 139) Instant quasi mystique d'une belle sérénité dans le rapport direct avec la transcendance, au-dessus du monde des choses. Dans sa solitude divine, le locuteur connaît l'exil de la beauté parfaite, impersonnelle, au cours d'un poème construit en chiasme (avec la reprise symétrique du soir, du je, et du vert), une perfection que vient relativiser, sinon nier, le texte suivant : Mais je suis descendu je suis pédestre et bas L'inaccessible en vain blasphème contre moi. [...]
[...] Ce Nom est l'identité De l'Identique : 407 P. Marot, La forme du passé , op. cit., p à propos des vignettes chez Julien Gracq Lui seul a pouvoir De parler de soi. 545) Pierre Emmanuel cite ici l'original hébreu de l'Ancien Testament, que Jérôme a traduit en latin : ego sum qui sum (c'est-à-dire soit je suis qui je suis soit je suis celui qui suis et qui veut littéralement dire (d'après Claude Vigée 408), je me ferai être qui je me ferai être, ce que les maîtres espagnols de la kabbale ont au XIIe et XIIIe siècles glosé par : je prendrai ma forme d'être selon que je prendrai ma forme d'être. [...]
[...] 339) L'ensemble de la stratégie poétique articulée à l'architecture sacrée peut dès lors signifier le souhait d'atteindre cet inaccessible, par l'élévation, ou par l'unification du soi et du Tout figuré par les différentes parties du temple. Le credo de la Missa solemnis presqu'au centre du livre, est ainsi particulièrement évocateur de ce désir d'intégration du locuteur dans l'« Église une, sainte, catholique, apostolique ainsi que de la volonté d'enter le modèle du bâtiment cultuel au sein du poème : Bâtir à chaque inspiration une église n'est pas le propre des saints d'autrefois S'il prend le souffle à pleine poitrine tout homme en est le puissant architecte. [...]
[...] Le thème du vent est à cet égard pleinement révélateur de l'humilité du poète qui sait que ses mots et ses constructions verbales, aussi vastes soient-elles, risquent la sclérose mortifère s'ils ne Sophia, Confession du mal-aimant II ŒPC I B. Marchal, La religion de Mallarmé, p. 478-479. Discours philosophique de la modernité, Gallimard p cherchent pas à participer du vent. Il n'est que de se référer à l'ouverture de Tu, qui chante le Vent de Dieu jusqu'à l'identifier avec l'Être, dans la bouche de l'homme qui n'est que Oui : Plus il bruit de souffles plus il sait / Que seul ô Vent Tu es (ŒPC II, 474). [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture