Par le gouffre et le sang le poème tisse la vie, se chante en elle et la célèbre.
Pierre Emmanuel, né le 3 mai 1916, mort aux prémices de l'aube du 22
septembre 1984, a consacré toute son existence aussi bien sociale qu'intérieure à l'exploration, par la poésie, mode privilégié entre tous de sa réflexion sur le monde et l'homme, des gouffres présents en tout être, et des résolutions possibles aux tortures de la Descente aux Enfers, à l'aide d'un lyrisme gagné de haute lutte aux puissances ténébreuses du chaos intérieur. Le mouvement d'une dialectique incessante polarisée successivement, et peut-être, parfois, simultanément, par la catabase et la quête de la nouvelle naissance se trouve ainsi au coeur de sa profération poétique, et c'est tout naturellement que se produit, lors de son entrée en poésie, sa rencontre avec cet archétype du lyrisme qu'est Orphée, le premier poète et le musicien primordial, le héros de la perte, de la souffrance, du deuil, de l'amour, du charme et du chant. Héros mythique de l'échec aussi, puisque sa transgression de l'interdit divin le prive des retrouvailles avec son épouse Eurydice, puisque son retournement, son regard, sa nostalgie en un mot, noeud fondamental du complexe orphique, l'empêchent de réaliser le but de sa mission : descendre vivant chez les morts, charmer les dieux infernaux Hadès et Perséphone, et ramener à la vie sa femme trop tôt ravie par le poison d'un serpent.
Afin d'étudier comment l'utilisation de la figure d'Orphée s'articule à la poésie de Pierre Emmanuel, il convient en effet de préciser ce que représente le héros dans la mythologie, l'histoire des arts et de la littérature. Cependant il est bien évident que nous n'allons pas effectuer ne serait-ce qu'un vague tour d'horizon des oeuvres que le chantre thrace a inspirées, tant elles sont plus que légion ; en tant que poète du XXe siècle, Pierre Emmanuel se situe à l'aboutissement de traditions multiples, mais sa confrontation à Orphée apparaît bien plus personnelle et existentielle que mythologique et littéraire.
Selon Josefina Vallespin Sanchez, analysant les définitions des figure et image
littéraires, Orphée est le phore (c'est-à-dire le comparant, l'expression d'une même réalité figurée par une autre) de tout homme qui a perdu la femme aimée. Ainsi, Pierre Emmanuel “ se reconnaît en Orphée, tous ses poèmes sont l'expression d'une perte et d'une recherche : celle de l'amour à travers la mort. ” Il est vrai que l'aspect le plus répandu, le plus connu du mythe d'Orphée est sa descente au Enfers pour retrouver Eurydice et la ramener à la surface, mythème dont Virgile a donné la forme littéraire originelle la plus poétique, voire la plus pathétique, suivi par l'Ovide des Métamorphoses (livres X et XI). Toutefois, cette définition, quoique juste en soi, me semble tout d'abord légèrement incomplète, car il faut préciser qu'Orphée ne perd pas simplement son épouse : il se révolte et va la chercher à travers la mort, certes, mais (dans les versions tragiques et, pourrait-on dire, classiques de la légende) il la perd à nouveau, une seconde fois, annulant de ce fait, par son retournement, tout son triomphe sur les épreuves de la descente aux Enfers ; son geste paraît dès lors voué à la répétition, et plus encore à l'échec sous les coups de la fatalité. Mais ensuite, ce n'est pas la seule aventure de ce demi-dieu — fils de la muse de la poésie lyrique (ou épique) Calliope, et, selon les traditions, d'un roi-fleuve de Thrace nommé OEagre (qui serait selon John Block Friedman un dieu de la vigne), ou plus rarement d'Apollon, ou encore de Zeus. Nous distinguerons, avec Pierre Grimal et son Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine, quatre éléments principaux du mythe : Orphée est d'abord un Argonaute, il participe activement à la conquête de la Toison de Colchide, non par le combat ou la force comme les autres, mais par ce qu'il lui est propre, en encourageant ses compagnons et battant la cadence de navigation, en apaisant magiquement les flots déchaînés de la tempête, en triomphant du chant séducteur des Sirènes par un contre-chant, un contre-charme de douceur qui mène les monstres séducteurs à la mort. De plus, initié aux mystères de Samothrace (et passant en outre pour être avec Dionysos fondateur de ceux d'Éleusis), il conjure les dieux Cabires d'être propices à l'expédition et engage ses compagnons à l'initiation. Enfin, des poèmes tels que les Argonautiques d'Apollonios de Rhodes ou les Argonautiques orphiques, anonyme se réclamant d'Orphée, soulignent encore le pouvoir de son chant pour endormir le dragon gardien de la Toison d'or. De retour en sa patrie de Thrace, dont il est le prince, il s'éprend d'une nymphe dryade, Eurydice, qu'il épouse. Or, c'est le jour même des noces, selon Ovide, qu'elle succombe à la morsure mortelle d'un serpent, alors qu'elle cherchait à échapper au désir du berger Aristée. La suite de cette histoire est la plus connue de la légende : fou de douleur et décidé à triompher du destin, Orphée descend aux Enfers par la bouche du Ténare, et c'est au cours de sa catabase que sa magie poétique se déploie le plus fortement. En effet, non seulement veut-il bouleverser l'ordre naturel des choses de la vie et de la mort, mais encore parvient-il à saper pour un temps ce qui fait la spécificité des Enfers, à savoir l'immutabilité et l'irréversibilité dans la répétition : aux accents de sa lyre et de sa voix Cerbère et le terrible passeur Charon s'adoucissent et le laissent aller, les supplices infernaux de Tantale, de Sisyphe, des Danaïdes, d'Ixion, s'interrompent, et surtout les souverains du monde inférieur, Hadès l'inflexible et Perséphone la toujours endeuillée — par la mort de son fils Dionysos dévoré par les Titans — sont charmés par l'intensité de sa souffrance et de son courage et lui permettent de reconquérir la vie de son épouse. C'est alors la lente et silencieuse remontée du couple depuis les Enfers, l'une derrière l'autre, puis la catastrophe de la seconde perte : le doute et la folie impatiente du désir ayant saisi Orphée, il se rend par son retournement et son regard néfaste responsable de la mort définitive d'Eurydice, qui s'évanouit en ombre de fumée impalpable au seuil de l'arrivée à la lumière. La seconde chance ne lui est pas permise (du moins dans les versions “canoniques”, virgiliennes et ovidiennes, héritières d'une tradition qui remonte au moins à Platon8 ), Charon et les autres monstres lui interdisent le passage ; Orphée est contraint de demeurer inconsolable dans la solitude de son deuil, non sans tenter de chercher, selon Ovide, quelque réconfort en la compagnie des hommes et des jeunes éphèbes : ce dernier trait serait ainsi directement lié à la mort du chantre, étant l'une des causes de la fureur meurtrière des femmes de Thrace qui dilacérèrent son corps et jetèrent ses membres dans les flots de l'Hébros. Une fois remonté à la surface du monde des hommes et avant de mourir, Orphée manifeste encore les pouvoirs de ses chants, dès lors décuplés dans la dimension de l'élégie par son deuil infiniment refusé : c'est ainsi que les pierres se mettent à pleurer, les arbres se déracinent et se meuvent d'émotion, de même que les animaux sauvages, tigres et loups, en direction du poète lorsque sur les collines du Rhodope, ou sur le mont Pangée, il chante sa douleur et les légendes heureuses des jeunes gens aimés des dieux. Se tenant à l'écart du commerce des femmes, soit par misogynie et déception, soit qu'il demeure trop fidèle à la mémoire d'Eurydice, soit qu'il interdit aux hommes de fréquenter d'autres êtres que les garçons10, soit encore qu'il interdit l'accès des femmes aux mystères qu'il aurait institués après sa catabase, étant désormais dépositaire des secrets infernaux de la vie et de la mort, — en tous les cas l'attitude d'Orphée provoque la colère des femmes Cicones, qui sont aussi prêtresses de Dionysos, également appelées Bacchantes, Bassarides (dans la pièce perdue d'Eschyle) et Ménades : elles se jettent sur lui, tonitruantes de clameurs guerrières, au point que le chant magique d'Orphée ne peut les retenir longtemps ; elles le déchirent et son sang rougit les pierres environnantes. Du corps fragmenté, éparpillé dans l'eau du fleuve puis de la mer, subsiste la tête, qui flotte accompagnée de la lyre du chantre11. Ces deux éléments cristallisent la densité symbolique de la légende, ce qui demeure étant le chant et la musique ; car la mort n'interrompt pas la voix d'Orphée pour autant : chez Virgile “ sa langue glacée continue d'appeler Eurydice ”, et la tête tranchée parvient sur les rivages de Lesbos qui devient par là le lieu privilégié de la poésie lyrique, le tombeau d'Orphée devenant oraculaire et laissant parfois entendre le son d'une lyre. L'instrument, lui, est transfiguré au ciel où il devient une constellation, qui est Orphée. Enfin, l'âme du poète chante éternellement pour les Bienheureux des Champs Élysées : Énée et Dante l'y rencontreront.
Malgré et par-delà la mort et la dispersion, il y a donc la satisfaction d'un certain désir d'éternité, de permanence : Orphée n'est pas rejeté dans le néant. Cette immortalité est l'accomplissement d'un des principes du canevas mythique et symbolique, celui de la persistance, de l'attachement, de la volonté d'appréhender et de maîtriser le réel, se heurtant à la fatalité de l'abandon. Comme le montre Gilbert Durand, le thème central du mythe d'Orphée est la nostalgie, le mal du retour, du retournement : “ toutes les aventures d'Orphée, de ses synonymes et ses vicariances gravitent autour d'un leitmotiv permanent et obsédant. Il perd ce vers quoi il se retourne, qu'il le désire ou non, il tue Eurydice, rejette son passé dans la Mémoire dont il a à se déprendre. Le mouvement de nostalgie est donc contradictoire, illustrant à la fois un désir du passé et une rupture d'avec le passé. En tous les cas, si Orphée s'est retourné vers Eurydice, et vers l'Enfer, c'est qu'il y était encore attaché d'une certaine façon, soit par amour, soit par désir de mort.
[...] Mais cette chose vivante qui devient, qui n'est jamais la même, qui tient L'éternité sous le coup de la mort et la mort constamment en haleine, C'est en elle que j'ai mis mon cœur, elle que je veux et qui me manque Et trompant toujours mon désir me rend le goût de l'éternité. [ ] Autant d'argile qu'il en faudra gâcher ! Autant de sang qu'il sera nécessaire Pour lier cet effritement continuel ! De toute l'éternité s'il le faut, je ne quitterai pas le tour.484 Il est plaisant de remarquer l'homonymie entre la tour de Babel et le tour du potier divin. [...]
[...] Il me reste à jamais inviolé tombeau quelle Âme ? source errante où vont boire mes membres [ ] Puissé-je raccorder mes mondes vains au bord d'une larme, théâtre enfin de ma mémoire pure gravitation des astres dans la gloire, pleurer ! et que ce pleur m'assure d'être dieu419 En vérité, on ne sait si c'est Orphée qui intervient ou le Christ qui continue son propos, car ces vers font figurer des éléments communs aux deux figures dans la topique emmanuellienne, comme le tombeau, et surtout la larme, qui concernant le Christ a toute l'importance d'être le symbole éminent de la Rédemption. [...]
[...] La réconciliation célébrée Le mythe d'Orphée dans la littérature contemporaine, p Pierre Brunel, Orphée et les Argonautes Le mythe d'Orphée au XIXe et au XXe siècle, Revue de littérature comparée 292, p Élégies de Duino. Sonnets à Orphée, I p Orphée sur le navire Argo TO, p L'arbre-Christ La Croix du calvaire christique, axe du monde et des temps, est le symbole universel du christianisme. Pour Pierre Emmanuel, elle représente l'arbre symbolique de la Rédemption, l'écartèlement permanent du Christ dont la souffrance, parce qu'elle fut subie par l'Absolu, a ôté le péché du monde, a racheté tous les hommes, passés, présents, à venir. [...]
[...] Que ces symboles, longtemps épars comme les membres d'Osiris dans les ténèbres, se prennent en système symbolique, s'accordent selon la pression de l'histoire, et la grande aventure recommencera, d'une pensée graduellement qui s'élève, à tous les plans du règne humain, d'une matrice de symboles à la hauteur limite des idées. [ ] C'est une joie singulière de suivre, dans le microcosme personnel, l'évolution de l'histoire humaine : une conscience attentive à la biologie des symboles, et qui les vit dans la situation hic et nunc, contribue peut-être, d'une matière modeste mais décisive, à la vision unitaire dont le monde pressent la venue.715 712 id., p : Jouis de la femme de ta jeunesse, de la sagesse qui vient s'asseoir sur le seuil / Avant que tu n'ouvres la porte pour te mettre en chemin vers elle. [...]
[...] Un échange énigmatique se produit alors, au milieu des lèvres de l'immensité dans lequel il est manifeste que Lazare a participé de l'entreprise christique en revenant à la vie, et donc en ayant ouvert la brèche sur le chemin de l'Origine et de la mort : il a surmonté sa mort, est revenu à rebours de la fatalité, mais uniquement pour lui seul, alors que le Christ-Dieu va rendre possible la résurrection de l'humanité entière. C'est pourquoi, en tant qu'homme tout autant que Dieu, il lui est si difficile de compénétrer sa chair et la Mort pour vaincre la seconde et donner tout son sens à la première. [...]
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