Le voyou n'est pas en dehors de la société, il est constamment en relation avec elle. On tente de lui faire jouer un rôle politique que Genet finit par refuser à Saïd et qui prend une forme satirique dans L'Opéra de Quat'Sous, le bourgeois s'apparentant au bandit. La fonction sociale qu'on attribue au voyou n'est par le seul fait du dramaturge. Il est utile à la bonne marche du système capitaliste pour Brecht tandis que Saïd est primordial à une communauté fondée sur l'exclusion. La société a besoin du criminel ; elle tente de le récupérer – en vain dans Les Paravents – aussi bien sur scène que dans la salle, si on considère la réception des deux pièces. Cette récupération est rendue possible par une image du bandit rêvée par la communauté et qui se superpose aux personnages des dramaturges. Le voyou reflète notre mentalité, nos désirs inavoués : puissant séducteur chez Brecht, il est l'incarnation du mal aux yeux des protagonistes des Paravents. On comprend, dès lors, pourquoi nous nous sommes laissé entraîner par cette image pittoresque lors de notre première lecture. La figure du voyou est avant tout produite par l'imagination collective et par son discours. Le mauvais garçon est constitué par les insultes et les rumeurs colportées par les honnêtes gens. En mettant en scène le voleur et les discours qui le constituent, les deux dramaturges reflètent notre vision du monde ; chez Brecht notamment, les paroles qui accusent le criminel nous condamnent.
Ici, la réflexion se heurte à l'équivocité des deux pièces face à la figure du voyou. Elles dénoncent ce qu'elles expriment à savoir une image du criminel, qui s'impose aux dramaturges et qui est le reflet de notre société. Afin de faire entendre leur voix, les auteurs auront à cœur de se démarquer des autres discours concernant le truand. Brecht exhibe ses bandits comme des personnages de papier tandis que Genet place Saïd et Leïla en dehors de tout héritage littéraire. Il en fait même des personnages en marge de sa propre pièce, voire de l'ensemble de son œuvre, et tente d'échapper à une image à laquelle il a lui-même payé son tribut. Les deux dramaturges refusent de se laisser aveuglément entraîner par l'image du voyou et réclament un théâtre conscient. Brecht veut avant tout transformer la figure pittoresque du voyou en outil de réflexion pour le spectateur. Le bandit est au service du théâtre épique et se voit confier un rôle didactique. Chez Genet, au contraire, il n'y a aucune leçon à tirer du voleur. Le dramaturge s'efforce de le rendre constamment fugitif afin qu'il ne se laisse pas emprisonner dans une image convenue. Vagabonds, Saïd et Leïla n'ont pas de signification pleine : ce sont des moins que rien
[...] Il s'agit peut-être là de ce que Sartre considérait comme la réaction type de tous les groupes d'intouchables parvenus à un certain degré de culture. Comprenant qu'une société les rejetait pour toujours, ils reprennent à leur compte l'ostracisme qui les touche pour ne pas en laisser l'initiative à l'oppresseur : En un mot, ils deviennent séparatistes parce qu'on leur impose la séparation Les Arabes insurgés seraient-ils une sorte de macrofigure du voyou ? Le cas échéant, Saïd et Leïla s'éclipsant pendant près de la moitié de la pièce, après avoir collecté tous les trésors de haine nécessaires au déclenchement de la révolution, auraient passé le relais du mal aux autres villageois. [...]
[...] Genet, quant à lui, ne nous livre jamais complètement le voyou et son écriture s'achemine vers une nécessité du silence. Bibliographie Œuvres de Bertolt Brecht Pour toutes les œuvres de Bertolt Brecht auxquelles il est fait référence, se reporter à Die Stücke von Bertolt Brecht in einem Band (Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1978), exceptés : Die Dreigroschenoper, Suhrkamp Verlag, Berlin L'Opéra de Quat'Sous, traduction Jean-Claude Hémery L'Arche, Paris Dreigroschenroman, Suhrkamp Verlag, Berlin Le Roman de Quat'Sous, traduction Claude Vernier, L'Arche, Paris Ecrits sur le Théâtre, éditions Gallimard, coll. [...]
[...] Le crime est ici trop organisé pour ne pas être le fantasme d'un chef d'entreprise. Le montant du butin des voleurs est consigné dans un livre de comptes tandis que les mendiants sont divisés en cinq types de clochards répartis dans les quatorze districts de Londres. La stricte organisation de ce qui pourrait être considéré comme une forme de désordre social est un élément que l'on retrouve assez fréquemment dans la littérature du criminel. Elle découle non seulement d'une logique de l'entreprise mais aussi de cette tendance à classifier le criminel propre à notre société. [...]
[...] Le bourgeois sympathise avec Macheath jusqu'à ce que celui-ci ait le front d'aller à l'encontre de ses intérêts et de lui demander de l'argent. Comme dans Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny[295], le spectateur laisse son compagnon se faire exécuter. Le public est doublement coupable chez Brecht dans la mesure où il fait partie de la bande des voleurs et où il abandonne son complice aux mains de la justice : lors de la mise à mort de Macheath, c'est aussi bien les crimes du bandit que la réaction du spectateur qui sont jugés. [...]
[...] Cet aspect est central chez Brecht dont la pièce est un reflet accusant le public. Le cas des Paravents diffère car il est difficile de se faire le complice de Saïd, exclu de tout groupe. Les autres personnages et le public occupent la fonction de juge attribuant à Saïd son statut de voleur ; le voyou, chez Genet, ne serait-il pas constitué par sa condamnation, dans la mesure où celle-ci est aussi la reconnaissance de son crime ? Alors que la situation de Macheath et celle du spectateur sont réversibles, les criminels des Paravents restent dans leur rôle de condamnés. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture