Qu'est-ce qu'une tragédie ? Partons donc de la référence absolue en la matière, Aristote, qui déclare au chapitre VI de la Poétique qu'il s'agit « de la représentation d'une action noble, menée jusqu'à son terme et ayant une certaine étendue, au moyen d'un langage relevé d'assaisonnements d'espèces variées. » Tout est dit, pour plusieurs siècles, et il n'est pas besoin de remonter avec Nietzsche jusqu'au sacrifice du bouc athénien pour retrouver vivace au XVIIème l'esprit de la Grèce. Racine sera l'auteur tragique qui incarnera par excellence le génie classique et, si Madame de Sévigné, souvent mieux inspirée dans les jugements portés sur ses contemporains, a pu dire « [qu'] il passerait comme le café » breuvage fort en vogue à l'époque en raison de sa nouveauté, elle devait cette formule à l'emporte-pièce à son admiration pour l'aîné, pour l'archétype, pour le modèle absolu, c'est-à-dire pour le vieux Corneille si proche idéologiquement des anciens frondeurs. Jean Racine a su inventer en dépit ou, peut-être, grâce au carcan de trois unités, un espace de liberté créatrice. Car il faut bien parler de contrainte lorsqu'on imagine la rédaction d'une tragédie classique. La forme dicte le fond et il faudra, le mot est important, la révolution romantique et puis encore « mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire » comme le souhaitera Hugo, pour en finir avec les conventions de style, de métrique, les bienséances et autres artifices qui règnent en despotes sur la scène classique. On pourrait dire que l'incipit d'une tragédie est la constatation d'un déséquilibre dans l'ordre des choses, un accroc dans la société des hommes, une entorse à la paix des dieux, qu'il faudra résorber en payant le prix fort. Lorsque le rideau tombe, on sera revenu à une configuration stable, à un ordre restauré sur la terre comme aux cieux et tous ceux dont la vie faisait obstacle à ce retour au Cosmos, monde ordonné où triomphe la raison pour les Grecs à l'opposé du Chaos primitif où règne l'instinct et la monstruosité, auront été éliminés. « Et que tout rentre ici dans l'ordre accoutumé » affirme le vizir Acomat à l'acte II, scène V de Bajazet, le reste de la pièce, après une hécatombe et 1746 vers accomplira ce vœu.
Chez les Romantiques, écrivant sous l'invocation de Shakespeare, le sujet prime. Chez les classiques, Boileau (1636-1711), théoricien et censeur, en tête, la forme domine : structure du vers d'abord, cet alexandrin aux possibilités dont le nombre semble inversement proportionnel à sa simplicité rythmique et aux normes qui l'enserrent comme pour l'empêcher de déborder et canaliser sa puissance évocatrice ; architecture globale de la pièce ensuite déterminée par les cloisons des scènes dans l'écrin exigu des cinq actes. Si l'argument importe peu, c'est parce que la manière de le traiter fait toute la différence, par exemple entre la Phèdre du « tendre Racine » et celle de l'habile mais fade Pradon qu'une faction lui opposa. « Il sait, disait-on, faire quelque chose de rien », comme le montre le tour de force que constitue Bérénice. Si Giraudoux a dû ajouter ironiquement le numéro 38 derrière le titre de son Amphitryon, c'est parce que ce héros éponyme avait déjà beaucoup servi, notamment durant le siècle d'or de la tragédie. L'utilisation de canevas narratifs anciens n'est pas choquante en soi. Les romains nommaient retractatio cet art qui consiste pour un auteur à reprendre un sujet stimulant pour essayer de surpasser ses prédécesseurs. Le dénouement des mythes est connu : tout l'intérêt est donc d'intéresser encore le public, par la beauté formelle, aux malheurs des héros, dans cet Eternel Retour qui semble être leur lot. Les querelles de chapelle qui font bouillonner régulièrement notre monde éditorial ne sont que de l'écume par rapport aux lames de fond qui agitaient les salons et les cercles lettrés au XVIIème siècle. N'a-t-il pas fallu demander en 1637 à la toute récente Académie française de se pencher sur le cas du Cid afin de statuer sur le fait que la pièce était ou n'était pas, Aristote, Horace appelés pour l'occasion la rescousse, une tragédie. Qu'importe, dira-t-on ? L'avenir tranche et donne raison à Paris « d'avoir pour Rodrigue les yeux de Chimène » et à Chimène de trouver « joli garçon l'assassin de papa » jusque dans la version humoristique de Pierre Dac. Il est cependant amusant de constater qu'une des plus belles polémiques littéraires du XXème siècle opposa deux ténors de la critique, Barthes et Picard, sur Racine, justement…en 1965, entre le tenant d'une « sémiotique de l'imaginaire » et le partisan de l'histoire littéraire traditionnelle qui tenait la Nouvelle Critique, pour faire simple, pour une Nouvelle Imposture.
Les rebondissements, le temps étiré, le lieu ouvert coloré et multiple de la scène romantique font comprendre, par contraste, à quel point le théâtre classique fut tributaire d'une règle draconienne, d'une règle donc, comme on parle de règle monastique, c'est à dire régissant chaque détail en vue de l'harmonie de l'ensemble. Or, Racine utilise les paramètres en virtuose et se complaît dans une atmosphère où l'air comme la liberté créatrice semblent pourtant raréfiés. Mieux encore, il érige en système un art qui s'épuisera lorsque ses successeurs, au XVIIIème, de Voltaire à Crébillon père, auront perdu cette capacité idéale à concentrer le thème, à raffiner l'expression jusqu'à ne conserver que l'absolu, comme on dit d'un parfum, à jouer des privations et des restrictions pour faire jaillir le sens. La tragédie du siècle de Louis-le-Grand resserre l'action, le temps, le lieu pour résoudre une équation humaine à peu d'inconnues, réduite souvent à sa plus simple expression : ouverture sur une crise, nœud, catastrophe et dénouement. Les successeurs des dramaturges du Grand Siècle vont s'échiner à maintenir artificiellement en vie ce genre subtil qui entre pourtant très tôt en agonie et meurt avec le formidable appel d'air frais que constitue la Préface de Cromwell en 1827, véritable apologie d'une libération de la scène. On pourra monter ensuite un Christophe Colomb dont l'action foisonnante couvre des décennies et deux continents… ou, bien plus tard, un interminable Soulier de Satin... Au XXème siècle, La Musica de Marguerite Duras pourra reposer sur le stratagème de la surprise qui envahit l'auditoire lorsqu'on comprend les relations anciennes des deux personnages qu'on nous avait fait initialement prendre pour deux inconnus, parfaitement étrangers l'un à l'autre. Boileau exprime sans ambages le principe de présentation in medis res des héros et ne prévoit aucune dérogation : « J'aimerais mieux encore qu'il déclinât son nom / Et dît : « Je suis Oreste ou bien Agamemnon » / Que d'aller, par un tas de confuses merveilles, / sans rien dire à l'esprit, étourdir les oreilles : / Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué. »
Au XVIIIème, les conventions gênent les successeurs des grands tragiques, les bienséances les oppressent et surtout, on le voit avec Voltaire, certains veulent utiliser la tragédie pour faire passer un message par dessus la rampe (la tolérance avec Mahomet, Zaïre, sans aller jusqu'aux diatribes de Beaumarchais, accusé par la postérité d'avoir favorisé la sédition devant conduire à 1789, en invoquant les privilèges de la naissance avec désinvolture ! ). Or, la tragédie classique s'auto-suffit et s'auto-justifie, puisqu'elle porte en elle sa propre fin, elle est une totalité parfaite qui prospère en utilisant le corpus des mythes de la Grèce antique et de Rome justement parce qu'ils sont stylisés, éternels. De ces superbes abstractions de vertu ou de vice, le travail psychologique de Racine accouchera cependant d'êtres humains, aimant, souffrant seulement avec plus d'intensité que le commun des mortels et en proie aux mêmes affres : passion mutuelle ou contrariée, jalousie, amour maternel, ambition. Il le précise dans sa Préface à Andromaque : « Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c'est à dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants.» De ce point de vue, le retour aux sources effectué par les modernes - derrière Sartre, Anouilh, Giraudoux, Brecht - demeure à mille lieues de Racine : Oreste, Antigone, Créon y sont convoqués pour servir de prétextes à discours et de porte-parole parce qu'ils sont universels. C'est Cocteau qui a conservé quelque chose du modèle racinien dans le choix d'un titre qui s'applique à la légende œdipienne et la résume : La Machine infernale. Dans cette perspective, Racine est le plus grand de nos artificiers : acteurs et actants, pour reprendre la typologie de la critique moderne, sont en place dès le premier mot du premier vers pour jouer une pièce écrite d'avance selon les arrêts du destin, d'une pièce élaborée ensuite par combinaison et optimisation des contraintes qui pèsent sur l'auteur.
Sommaire :
Origine littéraire et sociologique de la tragédie classique. Maîtrise racinienne des contraintes formelles. Appropriation magistrale des contraintes de fond.
[...] Ils refusent le lyrisme personnel et prêchent la beauté intemporelle, de même qu'ils se montrent réfractaires à l'excès, l'amplification, le lustre, la dissymétrie, et son expression stylistique, la pointe, ces concetti ciselés venus d'Italie et qui pourtant enchantent l'oreille cultivée lorsqu'il s'agit de Bergeries ou de romans (L'Astrée). La sophistication verbale, le culte de la forme pour elle-même ne trouvent pas grâce : ce qui se conçoit bien s'énonce clairement tranche Boileau. La doctrine s'organise autour de quelques idées qui en résume l'inspiration Il faut peindre d'après nature, sans excès de style ou outrances de sentiments. C'est là le gage de la sincérité (du latin sincerus qui signifie à l'origine, pur, sans tâche, sans mélange) tant formelle que psychologique. [...]
[...] A en croire Racan, on ne parle en vers au théâtre que pour soulager la mémoire des acteurs ! Les dramaturges ne devraient donc être ni poètes ni encore moins orateurs. On sait pourtant l'effet des figures de styles : antithèse, prosopopée, accumulation, inversion, litote, antiphrase, tout le Gradus ad parnassum pourrait défiler ici. En y associant allitérations et assonances, grâce à leur expressivité qui rehausse le sens, on tend vers l'effet poétique pur : Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ? [...]
[...] Le deus ex machina de Phèdre fut également pardonné puisque conforme à la tradition. Lieu / Les analyses de Jacques Scherer, spécialiste de la scène classique, montrent jusqu'à quel degré la mise en scène - comme d'ailleurs les didascalies - reste minimale, conséquence du désintérêt pour un lieu indistinct que caractérise les indications souvent lapidaires des auteurs. Ils indiquent un nom géographique, unique comme il se doit, mais ce lieu n'est qu'un décor à l'instar de la toile sommairement peinte qui figure le Palais à volonté. [...]
[...] Œnone, nourrice de Phèdre, lui arrache son secret et prend sur elle de la pousser à avouer ses feux à Hippolyte puis lui suggère d'accuser l'innocent pour disculper sa maîtresse coupable. Théramène, son pendant auprès du jeune fils de Thésée, possède moins d'épaisseur psychologique mais Racine lui offre le plus poignant récit de tout le théâtre classique. Le personnage délibère, hésite, disserte, s'interroge souvent devant un reflet de lui-même, un double qui relance les révélations par ses questions, selon l'analyse de Jean-Louis Barrault. [...]
[...] Voici trois exemples qui montrent à quel point le scrupule de la langue sublime contraignait la spontanéité. La première version d'Andromaque comporte le doublet : Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix / Souffrez que je me flatte en secret de leur choix. Dans La folle querelle, Subligny déclare qu'il s'agit là de monstres devant le tribunal de la pureté de notre langue et il ajoute que veut dire cet en secret qui est un beau galimatias ? [...]
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