Pour tenter de pénétrer plus avant dans le mystère de la conception du Pédant joué et de comprendre les enjeux du conflit véritable qui fait vibrer sa prose, nous avons commencé par en étudier les identités langagières les plus remarquables en fonction d'une distinction équivalente à celle de Jacques Prévot, isolant les trois types traditionnels du reste des dramatis personae.
Nous nous sommes également intéressés à la structure de la pièce, remarquable par la présence de certaines scènes parfois très longues marquant une interruption de l'intrigue. Des « poches » de texte se forment et enflent ainsi jusqu'à éclatement, après quoi l'action se précipite de nouveau. Nous avons tenté de comprendre les causes et la fonction de cet « anévrisme dramatique » à la lumière des regards portés sur la pièce depuis sa publication jusqu'aux travaux de Jacques Prévot, ce qui nous a permis de mettre à jour un antagonisme noué au cœur de la comédie : la lutte interne de deux principes d'écriture que nous avons baptisés « dramadynamiques », en raison de leur similitude avec les principes thermodynamiques d'entropie et de néguentropie . Le jeu de ces deux forces, qui correspond aussi à la distinction opérée entre les personnages par Prévot, s'est avéré constituer l'objet même du Pédant joué.
Après avoir fait cette découverte à l'échelle de la pièce entière, nous avons recherché le même mouvement à l'intérieur des scènes, puis des répliques elles-mêmes, pour constater que si l'opposition des deux principes était la raison d'être de la pièce et déterminait son plan, le premier – celui de l'entropie dramatique – était le moteur même de l'écriture. Ainsi nous avons pu établir la « recette » de l'entropie dramatique : un grand nombre de procédés stylistiques que nous avons regroupés sous le nom d'itératifs (comprenant énumérations, répétitions, anaphores et autres figures se développant à partir d'un énoncé d'engendrement) sont utilisés pour construire un soubassement rythmique qui vient courir sous la prose, lui permettant de s'amplifier, de s'enhardir, de se gonfler jusqu'à éclatement.
On verra enfin que ce système, malgré sa simplicité et l'évidence de sa rigoureuse application, ne peut se réduire à une lecture philosophique, ni même être étudié parallèlement à une « réflexion sur le langage » qui lui serait « concomitante ».
[...] Si l'on admet qu'il croit à tout ce qu'il dit, ses pointes sont véritablement tragiques ; elles montrent un homme esclave de sa langue. Ainsi, dans la scène des feux, des charbons et des traits ou dans celle où il garde l'entrée du collège, son souci n'est pas de faire le plaisant mais bien d'exécuter au mieux, c'est à dire au plus près du sens propre, les ordres de son maître. Lorsque qu'il dit J'enrage d'estre muet il sait bien qu'il ne l'est pas, puisqu'il dit sa réplique ; il lui suffit de l'être dans le niveau de réalité de la comédie enchâssée, où l'indication lui a été donnée. [...]
[...] Un rôle comme celui de Manon, même quand il est muet, remplit une fonction bien précise, aussi bien dans cette scène que dans toute la comédie. Certains choix de Cyrano, qui paraissent n'être que des négligences ou des erreurs, ont donc été faits par lui en connaissance de cause Une structure hors norme En dépit de tout ce qu'on pu dire les critiques et de toutes les difficultés qu'on rencontrées les auteurs d'adaptations, il faut reconnaître que Le Pédant joué a bel et bien une structure. [...]
[...] [142] CYRANO DE BERGERAC (Savinien), Le Pédant joué, Comedy by Cyrano de Bergerac, With a life of Cyrano by H.-B. Stanton (H.U. 1900), And a preface by Professor Ferdinand Bôcher, Boston, Cercle Français of Harvard University LXIV-80 p. [143] La traduction est de nous : He [Stanton] has made it possible for a modern audience to enjoy an old comedy which even at the time of its creation might well be ranked among the free farces of the seventeenth century. [...]
[...] GUICHEMERRE (Roger), La comédie avant Molière, 1640-1660, Paris, Armand Colin p. JOLIBERT (Bernard), La commedia dell'arte et son influence en France du xvie au xviiie siècle, Paris, L'Harmattan p. LAZARD (Madeleine), La comédie humaniste au xvie siècle et ses personnages, Paris, P.U.F p. Autres documents ANONYME, Agréables conférences de deux paysans de Saint-Ouen et de Montmorency sur les affaires du temps, publiées entre 1649 et 1651, Paris, Les Belles-Lettres p. DALLA VALLE (Daniela), Contadini e "patois" nel teatro comico del XVII secolo in Quaderni del Seicento francese, pp. [...]
[...] Or, bien que Forestier fasse du personnage de Corbineli le centre de son analyse, il nous semble que toute cette scène est avant tout construite autour de Granger et de son aliénation langagière[43], dans laquelle les autres personnages le rejoignent : pour obtenir de lui un consentement réel, il faut passer par l'univers de la parole pure, celui du théâtre. Mais c'est Granger qui est maître dans cet univers et il y a dans la scène un malaise qui va croissant, provoqué par lui et dont il est exclu[44]. Cependant, si le langage utilisé comme instrument de domination ne peut conduire qu'à l'échec et à la punition, il conserve dans son absolu une force magique capable de vaincre la mort elle-même. C'est peut-être le sens du monologue final de Granger, remplacé dans l'édition par la phrase O Tempora ! [...]
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