« Le temps n'est pas loin où l'on comprendra que toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicide », écrivait Baudelaire à la fin de L'école païenne. C'est probablement parce qu'elle médite sans cesse cet avertissement que la poésie de Michel Deguy paraît à beaucoup de lecteurs, sinon illisible, du moins d'un abord difficile, exigeant. Cette écriture fait preuve d'un constant souci d'active jointure entre poésie et pensée, dans le cadre d'une esthétique qui refuse de se couper de la réflexion sur la poétique et de la réflexion sur l'éthique. C'est qu'au fond, pour toute écriture, c'est le logos qui est en jeu, à savoir notre faculté d'être en même temps parlants et pensants, dimensions qui procèdent l'une de l'autre. La poésie, art qui travaille la langue, la fouille dans ses possibilités les plus recelées, ne doit jamais cesser de se pencher sur cette nature double du logos: parole et pensée.
La poésie se voit donc chargée de rapatrier en elle ce qui avait été souvent relégué en ses marges: la pensée théorique. Bien des poètes ont accompagné leur poésie d'une réflexion active sur sa nature, ses fins, ses procédés. Mais cette réflexion restait la plupart du temps en marge du poème. Il suffit de penser à Baudelaire, ou à Reverdy. Ces poètes ne négligeaient pas la réflexion théorique, bien au contraire, mais elle demeurait en dehors du poème et du recueil. La poésie étant un acte du logos, donc de pensée, il lui faut être pensive. La poème se demande alors: comment pense le poème, par quels moyens et en vue de quoi il pense – vers quoi la pensivité du poème s'oriente.
Finalement, il s'agit une fois encore de se demander à quoi sert la poésie, mais cette fois sous le signe de sa pensivité. Et nous verrons que cette façon d'aborder l'acte poétique lui confère nécessairement une visée éthique. Il ne s'agit pas de dire que la poésie, comme on a pu le penser, est institutrice de l'humanité; son champ d'action se situe au-delà de cette dimension: sa réflexivité, s'attachant sans cesse à creuser les possibilités du dire, débouche sur une prise de mesure de ce qu'est l'humain. Plus que jamais, la poésie prend une tournure humaniste et se voit investie d'une vocation gnomique. On se croirait en face d'une banalité. Mais considérer que le poème met en branle, en plus d'une émotion esthétique, une réflexion sur la poétique qui le régit, ainsi qu'une méditation sur l'éthique qu'elle implique, revient à reconnaître une coopération intérieure au poème de ces instances, qui doit être pensée comme constitutive de tout dire soucieux de sa nature. Le dire de Michel Deguy se développe donc d'un même élan dans ses trois dimensions: poésie, poétique, éthique. Il faut moins voir alors dans l'acte de poésie une espèce de prétention à une universalité de savoirs qu'une volonté d'exercer, de mettre en branle toutes les possibilités que recèle une langue – et par conséquent toutes les richesses que l'homme peut tirer de cette faculté qu'il appelle logos.
[...] Devant la perte de visibilité et de lisibilité, le poème à tout prix veut alors refaire du lisible. À tout prix je veux rentrer en la langue, faire don aux possibilités de dire de cet égarement vers ce qui a reçu nom de toi, ce qui s'appelle énigme Deux façons de comprendre cette phrase, complémentaires. Si on considère que vers caractérise le début de la phrase dans son ensemble À tout prix je veux rentrer en la langue, faire don aux possibilités de dire de cet égarement alors vers oriente l'ensemble de la démarche en direction de toi ; il s'agit alors de donner cet égarement aux possibilités de dire c'est-à-dire faire venir la perte à lisibilité, pour s'approcher mieux de toi l'énigme ce qui est caché, enfoui, sibyllin. [...]
[...] L'issue est donc à chercher dans les paradoxes que la langue peut mettre en scène. Il s'agit alors de faire comme si la direction du sommet montrait une issue car ce qui importe est moins cette issue que le mouvement vers ce qui est vu comme si c'était l'issue, mouvement qui projette en un point élevé point d'esprit, celui d'où j'aperçois la terre (comme terre) promise en connaissance de comme. Mais alors celui qui se projette en ce point d'esprit, par ce mouvement paradoxal d'ascension vers une issue sans issue qui est peut-être ce mouvement perpétuel dont nous parlions plus haut aperçoit la terre promise comme celle où l'on entre pas ce qui lui révèle une liberté qui n'aura pas lieu comme possession, mais qui consiste en la “libération” de se rapporter à ce qu'il y a comme à la terre promise. [...]
[...] Ibid. [153] . Michel Deguy, Gisants, op. cit., p [154] . Ibid. [155] . Ibid . [156] . [...]
[...] cit., p . Michel Deguy, Gisants, op. cit., p . On remarque ici que Michel Deguy, comme Heidegger, se sert de la distinction entre être et étant. L'étant d'une chose est sa part qui se manifeste, l'être sa part qui demeure invisible. Il parle d'ailleurs explicitement, plus loin dans le poème, de la différence de l'être et de l'étant . Michel Deguy, Gisants, op. cit., p . [...]
[...] Mais le rapprochement n'est pas plaqué sur l'expérience de la perte, il lui est simultané. S'il y a perte, il faut qu'il y ait rapprochement, parce que la perte, dans l'écart qu'elle creuse, engendre le désir Désirer dans l'écart Le constat de l'écart généralisé qu'il y a entre moi et l'autre, cet écart qui est consubstantiel à la relation moi / l'autre, engendre immédiatement un désir de rapprochement qui est, comme Michel Deguy l'écrira beaucoup plus tard, désir de donner voix à cette altérité qui fait peur par son indétermination Que ce désir soit si indissociable de l'épreuve de l'écart, il est facile de le comprendre. [...]
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