Ceux qui ont lu L'Arrache-cœur n'ignorent pas que l'univers décrit dans ce roman est pour le moins déconcertant. Il ne se laisse pas réduire à un ensemble de symboles facilement identifiables. Bien au contraire, il semble fonctionner avec l'absence de logique qui caractérise le rêve. Voilà pourquoi j'ai pensé à utiliser les concepts issus de la psychanalyse pour tenter de mieux cerner ce texte. Du point de vue de la méthode, j'ai choisi de ne pas puiser trop abondamment dans la biographie de Boris Vian : j'ai privilégié une interprétation qui, au lieu de se référer à des faits épars, préfère tenir compte de la cohérence de l'œuvre. J'ai en particulier axé mon travail sur le complexe maternel qui me semble être au centre du roman et dont l'analyse, qui peut sembler simple au premier abord, révèle des aspects plus profonds qu'il n'y paraît.
[...] La psychanalyse fait une différence entre sadisme et cruauté. Tout comme l'emprise, la cruauté implique l'utilisation de l'objet comme simple agent de satisfaction. En ce sens, elle se distingue du sadisme proprement dit qui résulte de la liaison de la pulsion de cruauté avec la pulsion sexuelle envers l'objet. Alors que la pulsion de cruauté, comme la pulsion d'emprise, se caractérise par l'indifférence du sujet à ce que ressent l'objet de satisfaction, considéré comme partiel, le sadisme implique un plaisir pris à la souffrance de l'objet.[16] A la lumière de ces définitions, il semble que l'attitude de Jacquemort relève davantage de la cruauté que du sadisme. [...]
[...] Culblanc ne peut donc s'empêcher de manifester son désaccord. origines du tabou maternel : Clémentine prototype de la Mère tabou Quelle est l'origine de ce tabou étrange, la honte de la maternité ? Dans Totem et tabou, Freud tente d'expliquer l'ontogenèse (les névroses) par la phylogenèse (la naissance de la culture, conséquence du meurtre du Père). Il faudrait, pour rendre compte du tabou de L'Arrache-cœur, suivre la même démarche, mais en sens inverse : expliquer la phylogenèse (la naissance du tabou de la maternité au village) par l'ontogenèse (le traumatisme de l'accouchement pour Clémentine). [...]
[...] Une page plus tôt, le psychiatre est déjà envisagé comme un être surnaturel. Il prétend ne jamais ressentir aucun désir, pas même celui d'avoir des désirs. Pour Angel, à qui cette affirmation semble incroyable, Jacquemort ne peut être qu'un mort-vivant si tel est le cas. Il lui fait part de cette déduction, qui effraye le psychiatre. Ce dernier préfère ne plus discuter avec Angel plutôt que de s'entendre dire des choses pareilles. La contrariété de Jacquemort indique au lecteur qu'Angel a vraisemblablement approché la vérité. [...]
[...] L'exemple du curé, que nous venons de citer, montre que d'autres personnages ont la même démarche qu'elle et s'enthousiasment pour la mort. Le cas du curé est étonnant. Nous avons affirmé que celui-ci représente le Moi. Au sein du psychisme, le rôle du Moi est de se préserver dans les meilleures conditions possibles. Comment peut-il approuver les agissements de Clémentine ? Une réponse facile serait de dire que le curé a peut-être reçu des renseignements incomplets ou erronés concernant la situation des gens de la falaise. [...]
[...] La jeune femme lui demande de passer chez le maréchal-ferrant. Jacquemort proteste, s'indigne qu'elle prétende élever les trumeaux comme de petits paysans. Clémentine le remet en place sèchement, lui demandant si ça le gêne. Jacquemort répond carrément que oui. Elle le traite alors de snob et annonce fièrement que ses enfants seront simples. On peut émettre l'hypothèse que la tradition paysanne de ferrer les enfants provient d'une association d'idées qui repose sur la polysémie du mot sabot Cet objet entre dans l'opposition traditionnelle entre sabots et chaussures, opposition qui recouvre celle entre paysans et citadins, ces derniers étant vus comme plus aisés et plus civilisés. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture