La poésie française trouve bien difficilement ses lecteurs aujourd'hui. On la dit souvent en « crise », une crise de l'illisibilité qui aurait pour cause une absence systématique de rapport au réel, un hermétisme qui lui serait d'ailleurs consubstantiel, comme tendent à vouloir le démontrer les théories formalistes et structuralistes. Étrangement pourtant le souci du réel – l'interrogation consciente et constante des liens que le poème peut et doit tisser avec lui – n'a jamais été si anxieusement central que dans les poétiques du dernier demi-siècle.
Depuis qu'ont reflué les « ultimes fleurs harassées du surréalisme » se sont élaborées des poétiques qui d'une manière où d'une autre se déployaient à partir d'un défaut: le défaut de la langue à dire le réel. Était-ce parce qu'on entrait dans un monde qui pour des raisons historiques surtout se désenchantait ? Était-ce parce que l'indicible Auschwitz faisait de toute prétention à une parole, quelle qu'elle fût, une impossibilité ? Il semble que la relation des poètes à la notion de réel ait été depuis la guerre caractérisée par une sorte de mauvaise conscience. Il y a ceux qui ont pris parti pour les choses, ceux qui ont refusé l'image et ses fastes – ses leurres et ses dangers – ceux qui ont cherché une parole plus authentique et plus taciturne peut-être (« juste de vie, juste de voix » ), ceux qui se sont mis en quête d'un « vrai lieu » pour la parole, ceux enfin qui n'ont plus voulu que d'une écriture littérale… de toute façon il fallait trouver une façon d'assumer le lien que le dire poétique devait ou ne devait pas, pouvait ou ne pouvait pas instaurer avec le réel.
[...] S'il y a quelque chose de commun entre les phrases de ce paragraphe, c'est donc au niveau du mouvement qu'elles indiquent et qui signifie toujours de près ou de loin l'écart, et non autour des réalités qu'elles convoqueraient. De phrase en phrase c'est donc toujours le même mouvement qui s'écrit, mouvement de déchirure, de dislocation, de souffrance, c'est toujours, à travers chaque phrase, l'écart qui s'écrit. Le poème ne se donne pas comme une construction. La juxtaposition des phrases qui ont pour seul rapport entre elles de porter témoignage de ce mouvement de l'écart obéit à une dynamique qui ne peut être celle, reverdienne, d'une création pure de l'esprit. [...]
[...] Le participe présent donnait à penser que l'écriture était un processus. L'infinitif équivaloir ici donne en quelque sorte le sens et la portée de ce processus de l'écriture : il s'agit d'atteindre une équivalence au désir sur le mode de l'infinitif, c'est-à-dire sur le mode du désir même. L'infinitif, très largement utilisé dans Écart, correspond à une utilisation du verbe comme constituant la trace non d'une action mais du désir de l'action. Il est le mode par excellence qui permet à l'écriture d'équivaloir au désir puisqu'il est le mode de l'action non réalisée et entièrement ouverte sur sa réalisation. [...]
[...] Dans l'attente et la surdité de tous. Et de personne Le désir ici est désir pur, sans objet, il est désir en tant qu'il est ouverture vers le dehors, mais il n'a pas d'objet particulier dans le réel : ce qui intéresse est son mouvement d'ouverture, les écarts dont il tisse le texte ; c'est finalement toujours le seul mouvement désirant et référant qui compte, et non la destination de ce mouvement. Désirer, c'est construire un ensemble, un agencement, une région et le désir coule toujours dans un agencement disait Deleuze. [...]
[...] - Maulpoix, Jean-Michel, La sombre transe de Jacques Dupin (sur Échancré, et Rien encore, tout déjà), in La Quinzaine littéraire, avril 1991. - Maulpoix, Jean-Michel, La voix brusque in L'Injonction silencieuse. Cahier Jacques Dupin, sous la direction de Dominique Viart, Paris, La Table Ronde - Maulpoix, Jean-Michel, Le corps de l'écriture. Jacques Dupin in La Poésie Malgré tout, Mercure de France - MAZO, Bernard, Voix majeures de ce temps ce temps : Jacques Dupin Poésie 1 : le magazine de la poésie, Le Cherche Midi, Décembre 1998. [...]
[...] Conséquence de ce mouvement, la suite du poème : Ce mot est une épaule, ce mot est un genou, cet autre le nombril de l'épouse asymptotique. Comment comprendre cette énumération ? Trois fois le démonstratif vient donner au poème un pouvoir de deixis, trois fois ce pouvoir de deixis est comme pulvérisé. On assiste ici à une sorte de paroxysme de la vacuité des indicateurs. Il est impossible de dire à quoi réfère ce mot trois fois répété, trois fois différent. Il n'est pas possible de comprendre que c'est le mot épaule qui est une épaule. [...]
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