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Serait-il paradoxal de dire que, pour Maupassant, la littérature est ante omnia une question de philosophie ? Le 17 avril 1880, soit le jour où Les Soirées de Médan sont publiées chez Georges Charpentier, Maupassant publie un texte fondateur dans Le Gaulois : « Les Soirées de Médan. Comment ce livre a été fait. ». Il y explicite le lien intime entre littérature et philosophie, rejetant la pensée romantique pour y préférer celle du philosophe allemand Arthur Schopenhauer. Ce texte, qui est à la fois un pamphlet contre la philosophie romantique et un éloge de la droite philosophie schopenhauerienne, contient en puissance l'anthropologie maupassantienne telle qu'elle se dessinera au cours de la décennie 1880, soit la décennie où il écrira l'essentiel de son oeuvre.
Mais, du reste, ce qui nous choque dans le romantisme, d'où sont sorties d'impérissables oeuvres d'art, c'est uniquement son résultat philosophique. Nous nous plaignons de ce que l'oeuvre de Hugo a détruit en partie l'oeuvre de Voltaire et de Diderot. Par la sentimentalité ronflante des romantiques, par leur méconnaissance dogmatique du droit et de la logique, le vieux bon sens, la vieille sagesse de Montaigne et de Rabelais ont presque disparu de notre pays.
Ils ont substitué l'idée de pardon à l'idée de justice, semant chez nous une sensiblerie miséricordieuse et sentimentale qui a remplacé la raison. C'est grâce à eux que les salles de théâtre, pleines de messieurs véreux et de filles, ne peuvent tolérer sur la scène un simple fripon. C'est la morale romantique des foules qui force souvent les tribunaux à acquitter des particuliers et des drôlesses attendrissants, mais sans excuse.
J'ai pour les grands maîtres de cette école (puisqu'il s'agit d'école) une admiration sans limites, jointe souvent à une révolte de ma raison ; car je trouve que Schopenhauer et Herbert Spencer ont sur la vie beaucoup d'idées plus droites que l'illustre auteur des Misérables. ? Voilà la seule critique que j'oserais faire, et il ne s'agit pas ici de littérature.
Ce que Maupassant rejette dans cette critique du romantisme, ce n'est pas la valeur per se des oeuvres littéraires qui en ont découlé, mais leur « résultat philosophique ». Il y a donc l'idée chez Maupassant que la littérature ne fonctionne pas en autonomie : il ne s'agit pas d'un microcosme replié sur lui-même, détaché du monde, son nomos dépendant du monde existant. La littérature est signifiante dans et par le monde, et c'est pourquoi la littérature romantique est problématique. Elle amène à des conclusions philosophiques fausses, car elle dissimule la réalité derrière le prisme déformant de sa sentimentalité. Ce qui intéresse Maupassant au contraire, ce sont les « idées [...] droites » sur l'existence humaine, celles à même de proposer une théorie de l'action digne de la tradition philosophique française de Rabelais à Diderot, soit une morale anti-romantique, une morale en accord avec les principes de la raison. L'écriture littéraire ne saurait donc se faire ex nihilo : elle doit s'appuyer sur un socle philosophique solide. C'est pourquoi le groupe naturaliste, avant de s'agréger autour d'un noyau esthétique, est d'abord le fruit « d'une même tendance philosophique ».
La tendance philosophique qui intéresse notre propos est le schopenhauerisme. Il s'agit d'une philosophie pessimiste, où le principe de l'homme (principe étant entendu à la fois comme origine et comme cause) réside dans le concept de Volonté. C'est pourquoi sa définition générale de l'homme pourrait s'apparenter à ce tableau négatif qu'il esquisse dans Le Monde comme volonté et comme représentation : « L'homme est le plus dénué de tous les êtres ; il n'est absolument que volonté, désirs incarnés, un composé de mille besoins » .
Cette anthropologie de la Volonté, foncièrement négative, rencontrera Maupassant avec force, et c'est là le propos de notre étude. Ce qui nous intéresse, c'est la représentation négative, voire nihiliste, de l'homme chez Maupassant, de cet homme pulsionnel, instinctif, qui agit sans le vouloir, cet homme dont est exclue toute forme d'intentionnalité, qui, sous l'influence de la Volonté ou d'une Nature qui s'y apparente, est passif dans l'action même. Le rôle de Schopenhauer dans notre étude sera donc celui d'un modèle interprétatif, plutôt que celui d'une « influence ». Il s'agit d'une clé de lecture de l'anthropologie maupassantienne qui enrichit ses significations philosophique et littéraire.
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L'héritage négatif de Schopenhauer dans l'oeuvre de Maupassant fait l'objet de recherches en France depuis l'année 1979 notamment, soit lorsqu'est publié l'ouvrage de R.-P. Colin. Ces recherches sont poursuivies par Anne Henry ou encore Jean Salem , jusqu'à l'étude la plus récente à ce sujet, Guy de Maupassant et l'affolant mystère de la vie de Didier Philippot. Le chapitre « Ontologie négative » nous intéresse particulièrement : en effet, il identifie une sympathie entre « l'anthropologie négative » développée par Schopenhauer et celle qui est envisagée par Maupassant dans son oeuvre fantastique. Nous nous attacherons ainsi à esquisser cette représentation particulière de l'homme chez Maupassant, représentation dont le pôle négatif est hypertrophié, en analysant son rapport intertextuel avec l'oeuvre de Schopenhauer.
Ainsi, en quoi l'anthropologie maupassantienne est-elle négative sur le modèle schopenhauerien ?
[...] Nous choisissons de le montrer à travers le cas de Pierre et Jean dont on trouve une analyse dans l'ouvrage de P. Bayard, Maupassant juste avant Freud, en tant que roman freudien. On peut l'observer dans Pierre et Jean où tout le roman est tendu vers la révélation de la vérité sur la naissance de Jean. Le drame familial n'a pas lieu d'être jusqu'à l'héritage inattendu qui tombe sur Jean : c'est là que les soupçons de Pierre et d'autres se lèvent et que s'enclenchent les disputes intrafamiliales. [...]
[...] Ses yeux sont bleus Seuls les yeux bleus emportent mon âme. Toute la femme, la femme qui existe au fond de mon cœur, m'apparaît dans l'œil, rien que dans l'œil. On voit que la femme est si idéale qu'elle en perd même sa réalité : elle est associée à un rêve immatériel, elle paraît être hors du monde. C'est ce passage de l'idéalisation à la réalité qui entraîne la chute du personnage, comme l'exprime l'avocat qui introduit le cas dans le récit-cadre : Un homme jeune, très riche, d'âme noble et exaltée, de cœur généreux, devient amoureux d'une jeune fille absolument belle, plus que belle, adorable, aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne, aussi tendre que jolie, et il l'épouse. [...]
[...] Et, comme l'exprime aussi Schopenhauer, Bertin ne peut s'en rendre compte qu'a posteriori. Bertin se trompe une seconde fois lorsqu'il se croit libre car, alors qu'il est plus âgé, il se rend compte au chapitre I de la Deuxième partie, dans une lettre à Anne de Guilleroy, que la cé-liberté n'est pas un choix mais un fardeau. C'est une désillusion : ce qui semblait être un choix fait en pleine conscience est en fait une solitude qu'il est forcé de subir. [...]
[...] C'est cette force, cette impulsion, qui dirige ses gestes : Il faillit jeter le corps à l'eau : mais une autre impulsion le poussa vers les hardes dont il fit un mince paquet. . Dans cette phrase, le pronom le qui désigne Renardet se retrouve aussi comme complément d'objet direct. On trouve le même procédé dans l'expression des images charnelles commençaient à troubler son sommeil et ses veilles . Ce sont les images qui sont en position de sujet. Même lorsque Renardet tente de reprendre le contrôle, il ne reste pas maître de ses esprits bien longtemps : Il les chassaient [les idées] ; elles revenaient. [...]
[...] C'est d'ailleurs ce qu'exprime Huysmans dans une lettre à Zola : Schopenhauer, le christianisme ou l'anarchie, c'est bien la même chose, vue sous des angles différents. Tout n'est au fond qu'une question de croyance, et donc qu'une question de représentation : ce que l'homme veut, c'est simplement une explication du monde propre à rasséréner sa part métaphysique. Je sais bien que vous ne croyez pas au pessimisme et que la préface de Bourdeau aux Pensées de Schopenhauer déclare que cet homme prodigieux avait la crainte de la mort - mais la théorie est la plus haute, passe au-dessus de l'homme qui n'appliquait pas à lui-même ses idées, mais, dans l'impossibilité où les gens se trouvent de croire au catholicisme, ces idées sont, à coup sûr, les plus consolantes, les plus logiques, les plus évidentes qui puissent être. [...]
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