Comment Camus fut-il amené à envisager un roman ayant pour sujet une ville en proie à la peste?
La lecture de ses carnets, de ‘'L'envers et l'endroit'' et de ‘'Noces'' permet de se faire une idée assez précise de l'état d'esprit qui a donné naissance à la création de cette œuvre. On découvre, dans ses premiers écrits, un jeune homme, éperdument amoureux de la vie, de la vie physique, la vie en plein air surtout, et qui a grandi dans « un pays qui invite à la vie ». Les gens (du moins ceux d'origine européenne) vivaient et mouraient sans souci du lendemain, sans souci de ce qui les attendait après la mort. « Ce peuple, a-t-il écrit-il dans ‘'L'été à Alger'', a mis tous ses biens sur cette terre et reste dès lors sans défense contre la mort. » Et il était, certes, le dernier à leur reprocher de ne pas mettre leur espoir en une survie. Mais ce qui lui paraissait inadmissible, c'est que la vie terrestre étant la seule existence réservée aux êtres humains, ils acceptent de la vivre passivement et sans prendre conscience de sa valeur. Il est important de constater le rôle, dans la genèse de ‘'La peste'', de ce sens du prix de la vie chez Camus, car il éclaire un aspect du livre sur lequel on n'a peut-être pas assez insisté.
Or, à dix-sept ans, il connut, pour la première fois, la menace de la tuberculose. La menace d'une mort prématurée a développé chez lui un sens aigu du prix de la vie. On ne peut cependant affirmer que ce fut la maladie qui, d'abord, l'amena à méditer sur le sujet de la peste. Mais il ne faut pas un effort d'imagination bien grand pour comprendre que, dès que l'idée d'une ville en proie à la peste se fut présentée à son esprit, il ait vu, dans une situation où les citoyens sont menacés à chaque moment de leur vie par une contagion qui peut leur être fatale, une image capable d'exprimer son propre univers intérieur.
Là-dessus, il lut l'essai d'Antonin Artaud ‘'Le théâtre et la peste'' (qui fut repris en 1938 dans ‘'Le théâtre et son double''). Ce manifeste d'inspiration surréaliste a pour amorce une comparaison singulière entre le fléau, qui, dans la cité atteinte, fait voler en éclats les cadres moraux et déclenche une frénésie de jouissance, et la représentation scénique, qui, ruinant les apparences de respectabilité dont s'entoure la société, libère les forces instinctives d'ordinaire refoulées par les règles de la vie en commun : « L'action du théâtre comme celle de la peste est bienfaisante, car en poussant les hommes à se voir tels qu'ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie ; elle secoue l'inertie asphyxiante de la matière qui gagne jusqu'aux données les plus claires des sens ; et révélant à des collectivités leur puissance sombre, leur force cachée, elle les incite à prendre en face du destin une attitude héroïque et supérieure qu'elles n'auraient jamais eue sans cela. » L'animateur du Théâtre de l'Équipe qu'était Camus portait un intérêt très vif aux écrits d'Antonin Artaud dont il mentionna brièvement les recherches dans l'''Avertissement'' de ‘'L'état de siège'' (1948). Mais ce qui le frappa sans doute dans cet essai, ce fut moins la thèse que l'illustration. Peu enclin à saluer paradoxalement dans l'épidémie une occasion d'émancipation, il fut fasciné par les visions brûlantes du doctrinaire et, plus encore, par l'exceptionnelle aptitude de ce thème à se prêter au symbole : « Si l'on veut bien admettre maintenant, écrit Artaud, cette image spirituelle de la peste, on considérera les humeurs troublées du pesteux comme la face solidifiée et matérielle d'un désordre qui, sur d'autres plans, équivaut aux conflits, aux luttes, aux cataclysmes et aux débâcles que nous apportent les événements. » Chez Antonin Artaud, Camus trouva la mention des grandes « plaies » que, dans la Bible, Dieu envoie aux méchants pour les punir ; découvrit aussi, à propos de l'épidémie qui ravagea Marseille et la Provence de 1720 à 1722, une anecdote qui mettait en évidence le caractère mystérieux et sacré du fléau.
Dès lors, la peste joua un rôle sans égal dans sa réflexion. Lorsque, sous l'influence de Kierkegaard, de Jaspers et de Heidegger, il élargit son expérience de l'échec en philosophie de l'absurde, le mal qui éprouvait un seul homme devenant collectif, la référence à la peste ne servit plus seulement pour lui à évoquer notre vulnérabilité devant l'hostilité des choses ; elle marqua aussi notre désarroi devant leur inintelligibilité. Inexplicable, inéluctable, inexorable, cette calamité apocalyptique lui apparaissait comme le démenti le plus catégorique que le destin oppose à nos rêves de bonheur. Qu'elle rôde, proche ou lointaine, devrait nous garder d'une confiance ingénue dans le monde et la vie (« la stupide confiance humaine » qu'il fustigera dans ‘'La peste'' [page 67]). Il conçut le projet de peindre sous l'aspect d'une cité soumise à la peste la condition humaine face à la mort.
Cependant, dans une première version du récit, très proche du ‘'Mythe de Sisyphe'', il se proposa de montrer « l'équivalence profonde des points de vue individuels en face du même absurde». Il allait progressivement aboutir à une vision inverse : les personnages de premier plan représentent en effet, dans la version définitive, autant de réponses différentes au mal.
La composition de ‘'La peste'' se poursuivit pendant huit années et, au cours de cette longue genèse, les données initiales se trouvèrent sensiblement modifiées. Camus dut d'abord achever ‘'Caligula'', ce qui fut fait au cours de l'année 1938. On y remarque que Caligula choisit d'emblée la peste pour modèle quand il veut rivaliser avec les dieux : « Ni peste universelle ni religion cruelle, pas même un coup d'État», lance-t-il aux patriciens épouvantés, « bref, rien qui puisse vous faire passer à la postérité. C'est un peu pour cela, voyez-vous, que j'essaie de compenser la prudence du destin. Je veux dire [... ], c'est moi qui remplace la peste !» [acte IV, scène 9] ).
[...] Puis le déroulement devient monotone et le demeure longtemps, la lutte opiniâtre contre la maladie ne donnant pas lieu à des actions d'éclat : À cet égard, le narrateur sait parfaitement combien il est regrettable de ne pouvoir rien rapporter ici qui soit vraiment spectaculaire, par exemple quelque héros réconfortant ou quelque action éclatante, pareils à ceux qu'on trouve dans les vieux récits. C'est que rien n'est moins spectaculaire qu'un fléau et, par leur durée même, les grands malheurs sont monotones. Dans le souvenir de ceux qui les ont vécues, les journées terribles de la peste n'apparaissent pas comme de grandes flammes interminables et cruelles, mais plutôt comme un interminable piétinement qui écrasait tout sur son passage. (page 166). Il estime même qu'en donnant trop d'importance aux belles actions on rend finalement un hommage indirect et puissant au mal. (page 124). [...]
[...] [ ] Cette forme humaine qui lui [Rieux] avait été si proche, percée maintenant de coups d'épieu, brûlée par un mal surhumain, tordue par tous les vents haineux du ciel, s'immergeait à ses yeux dans les eaux de la peste et il ne pouvait rien contre ce naufrage. Il devait rester sur le rivage. (page 261). D'autres images s'épanouissent chez le littéraire qu'est Tarrou : Quand l'innocence a les yeux crevés, un chrétien doit perdre la foi ou accepter d'avoir les yeux crevés. (page 208) - il voit son juge de père transformé par sa robe rouge, ni bonhomme ni affectueux, sa bouche grouillait de phrases immenses, qui, sans arrêt, en sortaient comme des serpents. (page 224). [...]
[...] Sans le dire, il essaie de tenir compte des nouvelles expériences qu'il a faites. Cependant, il ne va pas se dédire : tout ce qu'il a dit reste valable, la peste peut être bénéfique pour la créature et le salut de son âme. Il reconnaît : Cela est révoltant parce que cela passe notre mesure. Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre. (page 198), propos dubitatif qui traduit son trouble. Cependant, bientôt, poussé par son besoin d'absolu, il va faire de cette soumission un système. [...]
[...] Ils ont tout placé en Dieu. (page 211). Le prêtre, en justifiant d'abord le mal comme une punition avant de l'accepter dans un fatalisme actif», est en lui-même le meilleur argument d'une condamnation du christianisme que Camus, qui refusait qu'on veuille assujettir l'être humain à une domination céleste,voulait absolue. Aussi ‘'La peste'' fut-elle, selon lui, son livre le plus antichrétien Les différents combattants de la peste devraient, en fonction de leur attitude face à elle, être classés selon cet ordre : Grand, Rambert, Tarrou et Rieux. [...]
[...] Les maléfices de la peste ne sont l'apanage ni d'une personne ni d'une nation. Dans une perspective historique encore, on peut considérer que ‘'La peste'' ne stigmatisait pas que le nazisme : était condamné aussi le communisme dans lequel on peut d'ailleurs voir une peste rouge À Roland Barthes qui, alors proche du marxisme, critiquait son roman, Camus répondit en 1954 qu'il avait voulu qu'il pût «servir à toutes les résistances contre toutes les tyrannies» qui sont illustrées à Oran en particulier par cette atteinte à la liberté qui est l'interdiction d'accéder à la mer. [...]
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