L'œuvre esthétique monumentale que Malraux a composée et qui couvre les arts du monde entier, des origines jusqu'au XXe siècle, suppose un savoir encyclopédique dont on a douté que l'auteur ait pu l'acquérir. « Malraux a écrit sur l'art. Comment connaissait-il l'art ? Le connaissait-il vraiment ? », s'interrogeait-on encore en 1986. Mais déjà vers les années cinquante, après la publication des Essais de psychologie de l'art et des Voix du silence, des historiens de l'art comme Georges Duthuit, Gombrich, gênés par l'intrusion de cet autodidacte dans leur « domaine privé », lui ont dénié toute compétence en matière d'histoire de l'art. De leur côté, les critiques littéraires, à l'exception de Gaëtan Picon , Dom Anglico Surchamp et André Brincourt, comme ils ne dominaient pas suffisamment « les arts plastiques et les philosophies de l'art », ont préféré bouder le débat ou conclure au terme d'une lecture rapide à l'influence d'Elie Faure, Emile Mâle, Henri Focillon, Wölfflin, Panofsky ou de Gombrich lui-même .
Méconnaissance totale de l'histoire de l'art selon les uns, ou trop forte imprégnation par les nombreuses Histoires de l'art déja existantes, selon les autres, ces jugements divergents posent la question de la formation esthétique d'André Malraux et des sources de ses écrits esthétiques. Or, malgré son importance, cette question n'a pas encore bénéficié de l'étude exhaustive qu'elle mérite. Elle se pose avec d'autant plus d'acuité que Malraux, malgré l'ampleur de ses essais sur l'art, n'a pas consacré sa vie à la seule méditation esthétique comme l'ont fait de nombreux historiens de l'art et esthéticiens, faisant ainsi douter de la solidité et de l'étendue de ses connaissances. « Il est vrai, écrit Dom Angelico Surchamp, que sa vie n'est point celle d'un travailleur en chambre ou d'un compulseur d'archives. »
En effet, s'il est arrivé à l'auteur de vivre, cloîtré pour le besoin de ses livres d'art, notamment entre 1947-1957 et 1973-1976, il n'a pas été essentiellement un écrivain sédentaire, un sage vivant en marge de l'histoire comme certains de ses personnages, notamment Gisors ou Alvear. Il s'est mêlé à tous les débats et à tous les combats au point que beaucoup de critiques et de lecteurs ont eu du mal à imaginer que cet homme qui a été un aventurier, un militant politique, un romancier, un combattant et un ministre, ait pu être aussi, un grand connaisseur en matière d'art.
"La vie dans le siècle" - dirions nous pour paraphraser Jean Lacouture - que l'auteur a menée ne répond pas tout à fait aux conditions que requièrent habituellement la connaissance de l'art et la réflexion esthétique. Nous savons, depuis au moins Baudelaire, que les "savants austères" préfèrent mener une vie sédentaire, à l'abri du bruit et de la fureur de l'Histoire. Or, tel ne fut pas le cas de Malraux qui a été hanté autant par le démon de l'art que par celui de l'action. En cela il ressemble un peu à son héros Lawrence qui fut aussi bien archéologue que "Faiseur des rois". Mais, à la différence de Lawrence qui a obtenu sa licence en histoire et archéologie avec "la plus haute mention", Malraux n'a pas de diplôme, et n'a pas reçu de formation académique spécialisée. Mais malgré les handicaps de la dispersion et de la non spécialisation, Malraux a entrepris, au risque d'irriter les historiens de l'art, de "braquer, ses lumières sur leur propre domaine", d'annexer l'histoire de l'art à la littérature, et d'écrire une œuvre esthétique qui dépasse par son ampleur les pratiques courantes de la critique d'art par les écrivains. « Il invente [alors] une nouvelle forme de livre d'art et un nouveau type de discours sur l'art... », écrit Christiane Moatti, livre et discours par lesquels il a transformé le savoir en culture, et la classique délectation esthétique en interrogation métaphysique. Qu'est-ce qui justifie un telle entreprise ? Malraux avait-il la formation adéquate pour la mener à bien ? Quelles œuvres artistiques connaissait-il ? Quels artistes a-t-il fréquentés ? Quels ouvrages a-t-il lus ?
En fait, si on examine bien la vie et l'œuvre de l'auteur, on découvre qu'à l'origine de cette entreprise, il n'y a pas d'abord un savoir, mais une irrépressible passion de voir. Malraux a affirmé à maintes occasions sa familiarité précoce avec les arts plastique : « Ce que je connais vraiment bien, c'est l'art, la peinture et la sculpture. La littérature, je suis limité par les langues, mais il n'y pas d'œuvre d'art au monde que je ne connaisse [...] ». Langage universel comme la musique, les arts plastiques lui permettent d'accéder immédiatement et sans l'entremise d'une langue particulière à l'univers intérieur d'un artiste étranger, de communier avec les valeurs spirituelles des civilisations disparues: « Les statues n'ont pas besoin de traduction », écrit-il dans L'Intemporel. Mais mieux que la musique qui est un art du temps, les arts plastiques, en tant qu'arts de l'espace, répondent parfaitement au besoin de Malraux d'une saisie concrète et immédiate de l'intensité d'une émotion, de la fulguration d'une vision et de la révélation d'un sens. Ils comblent son impatience expressive. « Ce qui unit Malraux à l'art plastique, écrit Gaëtan Picon, c'est [...] une certaine forme d'impatience. Ce qui frappe [...], chez l'homme comme chez l'écrivain, c'est l'extraordinaire rapidité de la compréhension, de l'expression du réflexe : il aime l'ellipse, la formule rapide et dense, l'image-choc, l'aphorisme non pas l'explication, le commentaire, la rhétorique, le système; il aime l'univers des tableaux plus profondément que celui des livres. »
En 1952, Malraux confirme, dans un entretien avec Frank Elgar pour la revue Carrefour, sa passion pour les arts plastiques : « J'ai écrit des romans, mais je ne suis pas "un romancier". J'ai vécu dans l'art depuis mon adolescence .» Lui, qui a acquis ses lettres de noblesse par le roman, aime se définir comme un "romancier provisoire", et va jusqu'à exprimer ouvertement sa préférence pour les arts plastiques : « J'aime beaucoup plus les arts plastiques que la littérature. » Il semble même que l'art ait représenté plus qu'une simple préoccupation esthétique pour Malraux. L'auteur qui, « a perdu la foi après [sa] confirmation », a voué à l'art d'un véritable culte et en a fait sa nouvelle religion: « Je suis en art, comme on est en religion », confie-t-il à Roger Stéphane sur le front d'Alsace en 1945. Ainsi, comme Baudelaire, Malraux va « glorifier le culte des images [qui a été] sa grande, son unique, sa primitive passion ».
C'est cette longue expérience de l'art, acquise grâce à la fréquentation des musées, enrichie par les voyages d'art, consolidée par la discussion avec les grands artistes au XXè siècle, et appronfondie par la lecture que nous voudrions mettre en valeur, pour montrer que Malraux, contrairement à ce qu'ont prétendu beaucoup de ses détracteurs, avait une connaissance très profonde de l'art, des artistes et des théories esthétiques, et que l'écrivain était doublé d'un grand érudit. Mais si pour "les spécialistes" l'érudition finit par devenir une fin en soi, et par faire oublier la nature même de l'art, pour Malraux, elle demeure toujours au service de l'interrogation sur la signification de l'acte de création et subordonnée à l'exploration du monde mystérieux que donne à voir l'oeuvre d'art.
A l'instar de Proust qui, dans A la Recherche du temps perdu, ne nous donne pas à lire seulement un roman, mais également l'histoire d'une vocation d'écrivain, Malraux, dans ses écrits esthétiques ne se contente pas de formuler sa conception de l'art, mais relate certains épisodes marquants de son aventure esthétique, qu'il s'agisse de visites de musée, de dialogues avec des artistes ou de voyages d'art. L'image de l'auteur explorant la Réserve du Musée de l'Homme, feuilletant des livres d'art chez les bouquinistes de la rive gauche, ou contemplant le Sphinx, le Parthénon ou la triple tête gigantesque de Çiva, est inscrite dans le texte lui-même; et c'est sous le regard de l'écrivain que les œuvres s'animent et font entendre leurs "voix du silence". Dans ses écrits esthétiques, Malraux a mis ainsi en scène les temps forts de son apprentissage et évoqué les grandes "rencontres" qui ont bouleversé sa vie et marqué sa méditation sur l'art. C'est à travers son expérience sensible de l'art et la métamorphose de son regard que nous voudrions rendre compte de la culure esthétique d'André Malraux. Ce sont ces rencontres, ces découvertes, ces dialogues qui forment la trame de son aventure esthétique et qui sont disséminés dans l'ensemble de ses écrits, que nous voudrions mettre en évidence afin de construire "la biographie d'écrivain d'art" d'André Malraux et de scander les temps forts de "l'histoire de sa faculté transformatrice". A l'instar de l'auteur qui écrit à propos de Fautrier : « Les biographies des artistes ne m'intéressent que par les événements - assez rares- qui modifient leur art » , nous dirions que nous ne retiendrons ici dans la biographie de Malraux que ces « événements », ces découvertes et ces rencontres qui ont fourni à l'auteur l'eesentiel de sa culture esthétique.
Comme l'aventure esthétique de l'auteur s'est étalée sur plus de cinquante ans, - son dernier voyage d'art qui lui a fait découvrir la peinture de la communauté de "Saint-Soleil" en Haïti, date d'une année avant sa mort- nous avons choisi, pour montrer la durée, l'étendue, la profondeur et la continuité de cet apprentissage qui s'est déroulé parallèlement à l'activité littéraire et politique de l'écrivain, d'en aborder l'étude en quatre temps.
Nous nous attacherons d'abord à montrer en quoi les années 1918-1925 ont été une période faste, voire exemplaire, dans la formation esthétique de l'écrivain, et nous mettrons particulièrement en valeur les domaines dans lesquels a été mené cet apprentissage des arts: visites des musées et voyages d'art, amitiés artistiques, et lectures esthétiques.
Par la suite, procédant d'une manière plus synthétique, nous nous pencherons sur chacun de ces trois grands domaines que nous aurons repérés, pour y suivre cette longue traversée des arts plastiques que l'auteur va effectuer pendant près de cinquante ans (1926-1976). Au cours de cette seconde période, poursuivant une inlassable quête, Malraux élargit et appronfondit sa connaissance de l'art et donne ainsi à sa méditation esthétique - qui a été la "méditation de toute [s]a vie" - la dimension universelle qu'il a rêvée.
Nous nous appuierons principalement dans la reconstitution de cette aventure esthétique sur l'ensemble des écrits de l'auteur, en privilégiant tout particulièrement ses Ecrits sur l'art, publiés dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en novembre 2004. Nous exploiterons également les dossiers de genèse de ces écrits et la correspondance de l'auteur.
[...] [1056]- Voir Bernard Frank la source de la cascade de Nachi", La Nouvelle Revue française, Juillet 1977, 295, pp. 78-86. [1057]- Ibid., p [1058]- Propos rapportés par Tadao Takemoto qui a accompagné l'auteur à toutes les visites qu'il a effectuées pendant son séjour de 1974. André Malraux et la cascade de Nachi, Julliard pp. 90-91. [1059]- Dans le film Jean-Marie Drot, Journal de Voyage avec André Malraux au Japon, Tadao Takemoto conduit le réalisateur et le spectateur sur les lieux qui ont impressionné Malraux au cours de ce séjour de 1974. [1060]- Tadao Takemoto, op. cit. [...]
[...] Une Vierge romane peut le manifester d'une façon magistrale. La reproduction de cette statue qui figure sur la couverture de l'Intemporel, 3e volume de la Métamorphose des dieux retient l'attention d'une part parce qu'elle n'appartient pas à la période considérée dans cet ouvrage (qui traite de la peinture depuis 1860), et d'autre part par l'intensité du regard dont elle fixe le lecteur. Fasciné par cette œuvre, Henri Godard, de passage à Barcelone, décide de se rendre au musée de Federico- Marès pour l'y admirer. [...]
[...] Le sens religieux est partout saisissant.( ) Soyez payen (sic) et tâchez de vivre tranquille ; impossible ; l'ubiquité divine vous harcèle. Elle accable le philosophe par l'immanence ; elle obsède le païen par l'apparition et la disparition. Elle se masque, se démasque et se remasque ; c'est une perpétuelle poursuite à faire, et rien n'est troublant comme ce va-et-vient imperturbable du surnaturel dans la nature (Œuvres complètes, Edition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, Le Club français du livre», tome douzième p. [...]
[...] Il y a surtout apprécié non les antiquités romaines, mais l'art de la Renaissance. Après la guerre, il voyagera, de nouveau, en Italie plus qu'en tout autre pays européen, non seulement pour profiter de son climat, mais pour admirer les trésors artistiques qu'elle recèle. Entre 1954 et 1964, Malraux y a effectué cinq séjours.[829] De tous ces nouveaux voyages, celui sans doute qui a le plus marqué l'auteur, et sur lequel nous possédons le plus de témoignages, est le séjour effectué à Florence en 1954, à l'occasion de l'organisation de la "Mostra di quattri maestri del primo rinascimento".[830] Ce voyage a été pour l'auteur un vrai ravissement. [...]
[...] Sans doute avons-nous acquis seulement l'intuition des grandes religions, mais cette intuition est celle du mystère sur lequel ils (sic) se fondent./ Et que nous pressentions à travers l'art la lutte de ce mystère, et non du dogme, contre l'apparence, notre ignorance suffit à le prouver. Ceux qui connaissent avec précision le sens des œuvres capitales du Musée Imaginaire (même des seules œuvres capitales) sont rares. Mais ce chacune sous suggère rejoint ce que les spécialistes commencent à découvrir, non les exégèses du siècle dernier. Les mots Mahayana et Hinayana, qui désignent les deux formes principales du bouddhisme, sont traduits par Grand et Petit Véhicule. [...]
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