Chateaubriand, en tant que grand écrivain romantique, n'échappe pas à cette conception, et il s'affiche dans les Mémoires d'Outre-tombe comme un être à l'écart, seul dans le « vaste désert d'hommes », pour reprendre l'expression de René. Il se pose ainsi en poète moraliste détaché du monde, décrivant les affres de la société qui l'entoure ou bien se souvenant d'un temps passé et perdu à jamais : « Pour moi je me suis sauvé dans la solitude et j'ai résolu d'y mourir, sans me rembarquer dans la mer du monde. J'en contemple encore quelques fois les tempêtes, comme un homme jeté seul sur une île déserte, qui se plaît, par une secrète mélancolie, à voir les flots se briser au loin sur les côtes où il fit naufrage ». Cette nature particulière, bien qu'elle le condamne à une solitude extrême et à un sentiment d'étrangeté par rapport au monde, légitime pourtant sa prétention à l'exceptionnalité de sa personne.
Son caractère solitaire et mélancolique lui permet de briller en tant qu'homme de son temps, dans la littérature et sur la scène politique internationale, mais il lui donne surtout la conscience de la vacuité de toute chose et de la disparition des êtres et des lieux. La volonté de paraître s'accompagne alors de la hantise de la mort, de plus en plus présente et pressante, qui le guide vers une autre ambition : celle d'accéder à l'immortalité. La vanité est donc double chez Chateaubriand : la première s'illustre dans la volonté de reconnaissance et le désir de s'afficher ; la seconde s'apparente à un memento mori qui atteint tout, à la conscience du temps qui passe irrémédiablement et à l'omniprésence de la mort, et cela dès le titre choisi par l'auteur (...)
[...] L'homme ne peut lutter contre la mort pas plus qu'il ne peut lutter contre l'écoulement du temps, et c'est ce triste constat qui pousse sans doute l'homme à agir, et Chateaubriand à écrire ses Mémoires. Frappé par l'image d'une horloge arrêtée, l'auteur médite : j'étais trompé par l'immobilité de l'image : les heures ne suspendent point leur fuite ; ce n'est pas l'homme qui arrête le temps, c'est le temps qui arrête l'homme (Livre IV, chap. 1). Le Temps, comme le Chronos antique, mange tout ce qu'il crée, il dévore même, comme assoiffé. [...]
[...] Cependant, une autre facette de sa mélancolie apparaît : celle de la conscience du temps et de la mort. Dès, le titre de son œuvre, Chateaubriand pose son œuvre comme celle d'un homme déjà mort, qui écrit depuis sa tombe. Dans la Préface testamentaire de 1833, il nous déclare : J'ai toujours supposé que j'écrivais assis dans mon cercueil. [ ] Il m'en couterait d'étouffer cette voix lointaine qui sort de la tombe, et que l'on entend dans tout le cours du récit Cette idée chère à Chateaubriand, est reformulée plus loin, au chap du Livre III où l'auteur s'adresse directement à un lecteur futur : ceux qui s'attacheraient à ma mémoire par mes chimères, se doivent souvenir qu'ils n'entendent que la voix d'un mort. [...]
[...] L'immortalité promise par la foi chrétienne ne lui suffit pas, il veut encore être immortel par sa gloire, dans la mémoire des hommes, et pour cela il compte sur la pérennité de son art. A travers l'écriture et par le biais de son engagement politique, Chateaubriand cherche la reconnaissance de la foule la plus étendue, non seulement dans l'espace, mais encore dans le temps, comme pour être sûr de sa raison d'être. Il nous offre ainsi la parfaite illustration de la phrase de Lamennais : Je fuis le présent par deux routes, celle du passé et celle de l'avenir. [...]
[...] La Révolution jette Chateaubriand sur les routes de l'exil, et le désert américain sert alors de cadre sublime à la solitude de l'émigré mesurant la petitesse de son individualité ; l'homme réalise à ce moment sa médiocrité par rapport au monde, à l'humanité et à l'éternité. Chateaubriand se rend compte qu'aux yeux du monde et des siècles, l'homme singulier n'est rien, il n'est qu'une poussière de plus face à l'immensité de l'Histoire : Que le passé d'un homme est étroit et court, à côté du vaste présent des peuples et de leur avenir immense ! [...]
[...] Chateaubriand se considère donc comme un être unique, qui a vu et vécu peut- être plus que tout autre, et son unicité, sa solitude absolue sont bien la marque de sa grandeur. Mais si son génie fait de lui un être exceptionnel, il le condamne aussi à la souffrance d'être seul et de comprendre le monde cruel et périssable qui l'entoure : On voit comment mon caractère se formait, quel tour prenait mes idées, quelles furent les premières atteintes de mon génie, car j'en puis parler comme d'un mal, quel qu'ait été ce génie, rare ou vulgaire, méritant ou ne méritant pas le nom que je lui donne, faute d'un autre mot pour mieux m'exprimer. [...]
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