On a donc pu voir que le texte critique de Diderot dans Ruines et Paysages, Salon de 1767 est en grande partie construit sur de multiples digressions de la part de l'auteur. On peut les expliquer d'une part par l'absence physique des tableaux, difficulté majeure qui amène Diderot à développer des anecdotes, des dialogues, des pensées, etc. éloignés des tableaux dont il est question, ce qui peut lui être reproché ; mais l'absence est aussi absence d'émotion face aux tableaux, d'où la recréation des oeuvres picturales de la part du critique qui juge l'émotion et les sentiments comme fondamentaux dans l'appréhension personnelle de l'art. On peut donc s'interroger sur le problème du rendu des tableaux par la littérature, tableaux qui eux-mêmes tentent de rendre compte de la beauté de la nature (...)
[...] L'on peut alors bien qualifier le texte de fiction picturale dans la mesure où l'auteur se sert des tableaux comme base à une certaine forme de récit, fiction picturale que l'on peut penser comme véritable méthode critique dans la mesure où elle révèle les critères esthétiques de Diderot. D'autre part on peut voir qu'à d'autres reprises dans le Salon la fiction picturale semble rendre de compte de la beauté de la nature mieux que les tableaux, en proposant donc une meilleure imitation de cette nature selon les critères de Diderot précédemment évoqués (émotion La fiction, en tant que recréation de tableaux, peut donc être considérée comme une véritable démarche herméneutique et critique, le pacte initial étant finalement respecté : en effet elle permet de montrer les attentes de Diderot en matière d'esthétique, et rend compte également, par l'intensité dramatique qui se dégage du texte, de la ligne vraie La fiction garantit ainsi l'intensité dramatique et donc la vérité et la beauté du tableau ; on a ici affaire à un processus semblable à celui employé au théâtre, genre auquel Diderot fait par ailleurs souvent référence. [...]
[...] Par ailleurs Sainte-Beuve affirme, concernant la promenade Vernet, que Diderot en a fait tout un poème Rêverie et contemplation sont donc à considérer dans le Salon de 1767 comme un glissement vers la poésie ; poésie qui sous la plume de Diderot rend compte à la fois de ses émotions et des effets picturaux qu'il observe, et permet d'entraîner à son tour les émotions du lecteur. On peut également et enfin s'intéresser à ce en quoi consiste le véritable miracle de la recréation de l'esthétique picturale par la poésie qui fait à la fois tout l'art de Diderot et l'intérêt du Salon de 176. Tout d'abord on peut voir que la vraie nature ne réside pas, selon Diderot, dans les tableaux présents, mais dans les tableaux absents physiquement, issus de sa seule conscience intérieure, qu'il recrée. [...]
[...] C'est sur cette idée que se fonde Jean Starobinski qui, dans ses commentaires sur les Salons de Diderot extraits de son ouvrage Diderot dans l'espace des peintres, écrit : On voit bien, à partir de là, le reproche que l'on pourrait faire à Diderot : il a trop souvent donné la préférence à ses figures à lui, aux êtres et aux formes qu'il projetait sur son grand mur, au détriment des toiles accrochées sur les parois du Salon carré. Il s'est trop souvent absenté des tableaux réels (qu'il jugeait insuffisamment imitatifs) pour rejoindre les tableaux absents qui se formaient dans sa pensée c'est-à-dire sous sa plume et qui eussent imité miraculeusement la vraie nature qui l'eussent exagérée et embellie ainsi que l'harmonie l'exigeait. Mais le critique, en l'occurrence, pouvait-il résister à la tentation de peindre à son tour ? Combien de fois ne l'entendons-nous pas répéter : Anch'io son pittore ? [...]
[...] On peut ici prendre l'exemple de la promenade Vernet, explicitement conçue par l'auteur comme un secret révélé un certain temps après le début de la promenade, puisque le lecteur croit en effet avoir affaire à une scène réelle et ressent des émotions en fonction de cela. On peut également remarquer que le nom même de promenade donné à ce passage révèle bien le pouvoir de l'œuvre de Diderot pour ce qui est de provoquer sensations et sentiments esthétiques chez ses lecteurs, à la manière des bons artistes qui par leurs tableaux conduisent aussi les spectateurs à ressentir des émotions esthétiques. [...]
[...] Diderot s'impose donc par ses Salons comme l'inventeur du genre de la critique d'art, constituant une véritable transposition d'art en parvenant à créer ou recréer par la littérature, et qui plus est la poésie, des œuvres picturales. Ainsi par delà une première impression d'éloignement des tableaux réels, Diderot par la poésie et les digressions esthétiques donne toute son originalité et son intérêt au texte. A partir de l'événement public que constitue l'exposition du Salon, Diderot nous fait part de son expérience, ses impressions et son point de vue personnels sur l'art - et notamment la peinture - dans ce que l'on pourrait appeler une dynamique miraculeuse transcendantale et poïétique (à la fois création et poésie) qui dépasse les simples tableaux, et permet de faire naître l'émotion esthétique chez le lecteur, émotion esthétique sans laquelle l'art, quel qu'il soit, n'a plus d'intérêt. [...]
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