Dans une lettre du 5 juin 1923, Antonin Artaud interroge ainsi Jacques Rivière qui avait refusé de publier ses poèmes dans la Nouvelle Revue Française : « Pensez-vous qu'on puisse reconnaître moins d'authenticité littéraire et de pouvoir d'action à un poème défectueux mais semé de beautés fortes qu'à un poème parfait mais sans grand retentissement intérieur ? »
[...] C'est là justement que se situe la défaillance d'Artaud, dans cet inachèvement. Il expose lui-même que sa pensée est une pensée en lambeaux, des bribes de poèmes arrachées au néant C'est-à-dire qu'il est incapable, par cette maladie qui lui ronge l'esprit, de mener un raisonnement construit, puisqu'il en déperdition d'inspiration, il ne réussit pas à retenir en cohérence les images qui surgissent, il ne peut les saisir. Ce poème défectueux jouit d'une authenticité littéraire d'autant plus forte qu'il est authentique : il vient du fond de l'esprit de l'auteur, qui tâche de ramener des ombres folles de l'oubli les visions qui se sont imposées à son esprit et qu'il est parvenu à capter, à capturer pour que leur jaillissement vienne sourdre du papier. [...]
[...] Dans le refus du langage habituel, il s'agit de créer des images fortes pour donner au langage sa fonction poétique. L'on peut qualifier, dans une certaine mesure, cette transgression des codes du langage, qui fonde essentiellement le poème, même défectueux ( et peut-être est-ce pour cela qu'il apparaît comme tel ) d'inceste, puisqu'il s'agit de fouler aux pieds les codes de la syntaxe, de l'usage, de la bonne manière de dire et donc de vivre sa langue maternelle, pour l'infléchir, la traîner dans la boue pour en faire de l'or, dirait Baudelaire. [...]
[...] L'authenticité littéraire, la légitimité d'écrire, se trouvent dans une forme parfaite, véhicule de la pensée, qui par son rythme donne aussi à saisir le rythme de la pensée. Dans cette mesure, il participe de la communication, de l'établissement d'un lien entre les personnes, d'une utilité du langage plus que du pouvoir de la parole. Mais nous voyons ce qu'il y a d'emphase dans cette forme d'expression, plutôt peut-être que d'authenticité : la manipulation du langage, celle des publicitaires, celle de cette inscription sur les trains : le train ne peut partir que les portes fermées ne propose que de la langue, pas de la parole. [...]
[...] Et c'est cette forme, justement, qui est revêtue de la puissance poétique, et qui exerce un pouvoir d'action. La prose, en effet, suit le chemin le plus court de l'expression de la pensée, elle est économie et efficacité ; la poésie, si elle est un détour ornemental, n'en exerce pas moins un pouvoir d'action certain. Ainsi, le sonnet est avant tout l'expression apollinienne de la poésie, dans ce sens de la rigueur, de l'énergie solaire et dynamique que la fixité, immuable et sans rides, de la perfection met en scène. [...]
[...] La poésie est donc la représentation d'une idée, l'imitation de la nature. Ainsi, l'usage du vers apparaît comme le moyen, évident et visuel, de distinguer la poésie de la prose, puisque la typographie elle-même répond à une certaine forme, aisément décelable, qui fait dire : nous sommes en présence d'un poème Cette façon d'écrire suppose également une technique : poésie vient du grec poein, qui signifie en effet produire un travail d'artisan. Le troisième livre de La République de Platon établit en effet que ce faire est la transcription dans la matière d'une pensée ordonnée, celle des Idées. [...]
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