Parmi toutes les oeuvres traitant du génocide juif, Le Châle se différencie par l'intensité de sa forme brève mais aussi par la capacité troublante de Cynthia Ozick à trouver le « mot juste » sans jamais tomber dans la dérive obscène ou dans la banalisation des faits.
En quatre-vingt-treize pages de style répétitif et lapidaire comme pour mieux traduire la vie à l'intérieur des camps, l'auteure parvient à écrire l'inconcevable. Malgré l'atrocité déchirante des mots utilisés, le lecteur va jusqu'au bout du récit comme pour ne pas trahir une seconde fois les victimes. Bien que cela puisse paraître paradoxal, la force de ce récit fictionnel réside dans sa vraisemblance, aussi odieuse soit-elle (...)
[...] La condition volatile et éphémère de ces individus dont la vie tient à un fil, renvoie de manière subtile au caractère indicible de l'horreur des camps poétisée par Cynthia Ozick. Si même les corps humains vivants se volatilisent au même titre que ceux, brûlés, qui partent en fumée, qu'en sera-t-il de la retranscription et transmission littéraire de ce chaos inimaginable? Le châle, objet volant et vaine protection de Magda, ne symbolise-t-il pas aussi les limites de l'Homme et de sa capacité d'évocation, ou encore la primauté de l'évanescence du corps humain sur son caractère concret ? [...]
[...] Stella remplit son rôle d'opposant à merveille: elle empêche Magda de développer ses principales modalités d'agir et de devenir: le pouvoir et le savoir. Lorsque Stella s'empare du châle, elle condamne Magda à mort. Le châle et surtout son inaction sur la vie de Magda, au même titre que le silence qui marque l'univers fictionnel du passage étudié (il n'y a que quatre passages au style direct aussi négatifs les uns que les autres), ne représenteraient rien d'autre que le pessimisme et l'impuissance de l'être humain à traduire l'atrocité des camps. [...]
[...] La dimension pragmatique de l'individu emboîte le pas à celle, plus évanescente, de l'éthique. Par la mise en place d'un univers concentrationnaire aux limites du réel et du concevable, Cynthia Ozick invite à une analyse métaphysique de l'Homme en mode de survie. Luttant contre la faim, le froid et l'ignominie du lieu, les personnages se transforment peu à peu en animaux et répondent à leurs instincts les plus primaires, comme le cannibalisme. Le Châle s'érige alors en récit de perception au pouvoir d'évocation avéré qui stimule et transcende l'imagination du lecteur, ce témoin indispensable. [...]
[...] Après la première évocation de la condition juive des personnages suggérée par cette étoile jaune deux termes caractéristiques viennent rapprocher le lieu de l'action de la notion d' ordre (au sens quasi militaire du terme) et confirment ainsi l'assimilation du lieu à un camp de concentration : les rangs et la place de l'appel Mais il faut attendre la page 14 pour qu'une première référence explicite à l'horreur du lieu apparaisse : un lieu sans pitié L'image chargée de sens parle d'elle-même et le lecteur n'a plus de doute quant à l'identification de l'espace fictionnel. Le terme de baraque associé aux notions évoquées plus haut prend alors un sens significatif et instaure par la même occasion l'isotopie du /génocide/. Un autre thème, et non des moindres, trouve place dans une caractérisation plus profonde du lieu : l'emprisonnement. La clôture de fer évoque à elle seule la détention. [...]
[...] En construisant un espace fictif inspiré du réel génocidaire, Cynthia Ozick se retrouve confrontée à trois problèmes majeurs évoqués par Charlotte Wardi: imaginer une réalité extraordinaire, créer les personnages qui la vivent et reproduire leur langage1. Le problème ou plutôt le paradoxe est donc posé: comment Cynthia Ozick a-t-elle pu représenter et dire l'horreur mais aussi l'absurdité des camps à travers un récit fictionnel ? Par quels procédés narratifs a-t-elle pu retranscrire une réalité inimaginable et nommer l'innommable ? Comment les personnages, d'abord sujet-patients se transforment-ils peu à peu en sujet-agents et opposants 1 Charlotte Wardi, Le Génocide dans la fiction romanesque. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture