Toute l'oeuvre de Michaux peut être comprise comme une tentative obstinée d'exploration du monde intérieur, ce qu'il nomme ses "propriétés" : "Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l'aventure d'être en vie" (Passages, 1950).
Dans une préface rédigée en 1934, quatre ans après la première publication de Mes propriétés, d'où est tiré le poème en prose La Jetée, Henri Michaux, poète contemporain des surréalistes (rattaché à ce courant, même s'il n'en a pas fait partie), insiste sur la fonction thérapeutique de son recueil : "Par hygiène, peut-être, j'ai écrit Mes propriétés, pour ma santé", déclare-t-il. Et de souligner aussi le caractère presque involontaire de sa création, qui émane d'un état nerveux incontrôlé plutôt que d'une construction consciente.
La Jetée témoigne bien du style de Michaux : la vitesse permet d'échapper au mal. Le poète distribue ses "difficultés" en rapides scénarios de toutes sortes. Faute de pouvoir écrire dans une langue inventée dont la syntaxe et le vocabulaire lui seraient propres, il pratique l'art du court-circuit, de l'ellipse et de l'asyndète, pour tenir en respect "les puissances environnantes du monde hostile" (...)
[...] Il ne nous dit rien sur la construction de la jetée. Plus loin, il justifie l'imprécision de son récit par des troubles mnésiques : Ce qu'il y avait, je ne me souviens pas au juste, car je n'ai pas de mémoire. Peut-être s'agit-il simplement d'un prétexte, le narrateur abrégeant ainsi le récit, jugeant accessoire l'évocation de la suite des objets ressortis de la mer. Le lecteur n'a alors que l'embarras du choix des explications : un narrateur à la mémoire défaillante ? [...]
[...] Ce que celui-ci recherche avec tant d'empressement et d'espoir, c'est son passé qu'il veut revoir avant de mourir, ses souvenirs d'amours et de moments heureux. Dans ces conditions, la mer représente sa mémoire fidèle, conservant presque intacts ses souvenirs. Malheureusement, les choses sont fanées, les souvenirs sont altérés ou plus flous. Il se peut que cet étrange personnage ait le rêve de retrouver sa jeunesse, et que ce rêve finalement lui soit fatal. Il comptait trop sur sa mémoire, alors que le narrateur avoue que la sienne est défaillante : je ne m'en souviens pas au juste, car je n'ai pas de mémoire. [...]
[...] On peut se demander si le je du narrateur ne transcrit pas tout simplement un rêve. Un cadre rationnel et réaliste Le récit s'inscrit initialement dans un contexte réaliste et la première phrase pourrait être l'incipit d'une nouvelle. Elle mentionne un lieu bien réel, Honfleur, petit port de la côte normande. La situation du narrateur est parfaitement expliquée : malade, il doit garder la chambre sur ordre du médecin et se sent profondément frustré de ne pas avoir encore vu la mer, d'autant que, comme l'indique la subordonnée temporelle : Depuis un mois que j'habitais Honfleur l'immobilisation et ses contraintes durent depuis un mois. [...]
[...] À présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en retirer tout ce que j'y ai mis depuis des années. Il se mit à tirer en se servant de poulies Et il sortit des richesses en abondance. Il en tirait des capitaines d'autres âges en grand uniforme, des caisses cloutées de toutes sortes de choses précieuses et des femmes habillées richement mais comme elles ne s'habillent plus. Et chaque être ou chose qu'il amenait à la surface, il le regardait attentivement avec grand espoir, puis sans mot dire, tandis que son regard s'éteignait, il poussait ça derrière lui. [...]
[...] Ainsi les objets repêchés sont rejetés dans la mer qui les avait longtemps cachés. Ils ont d'abord éveillé l'espoir chez l'inconnu : chaque être ou chose qu'il amenait à la surface, il le regardait attentivement avec grand espoir et cet espoir a été immédiatement déçu : tandis que son regard s'éteignait, il poussait ça derrière lui. L'espoir et la déception sont à l'origine de la quête et du rejet. Les richesses convoitées deviennent des reliquats. L'inconnu souhaitait retrouver ce trésor intact, tel qu'il l'avait bizarrement immergé dans la mer, mais quelque chose en tout était perdu ( ) s'était fané Il recherchait donc une similitude, un passé devenu présent, intemporel. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture