Révision rapide des valeurs de l'incipit : informer (intrigue, personnages, cadre spatio-temporel, horizons d'attente).
L'incipit, ou plus précisément la première phrase de L'Etranger est une phrase célèbre : "Aujourd'hui, maman est morte". Célèbre sans doute par l'étrange choix que de commencer un roman par un aussi sinistre événement, mais également parce qu'elle donne immédiatement le ton de l'oeuvre, et qu'elle nous fait d'emblée entrer dans cette technique narrative si particulière, entre le récit et le discours.
En quoi cette plongée dans l'intériorité du narrateur est-elle également une plongée dans une nouvelle conception du romanesque ?
Nous chercherons donc à comprendre les raisons du malaise certain qui saisit le lecteur à la première lecture, mais surtout à en déduire les implications dans la construction du personnage ambigu qu'est Meursault (...)
[...] Quoi qu'il en soit, l'impression d'objectivité est totale, de neutralité pourrait-on dire. Les autocorrections vont d'ailleurs dans le même sens, en montrant la volonté ferme de ne dire que le vrai : Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier. Je ne sais pas Coller au plus près du réel ? On se demande alors le but de ces exigences du récit. Est-ce dans un but réaliste ? Pour créer une écriture qui colle complètement au réel ? Cependant, le refus des descriptions tend à nier ce choix du réalisme. [...]
[...] Vers une complète objectivité L'étude des temps et des personnes du récit nous conduirait à parler en termes d'énonciation d'une focalisation interne (chaque événement est vu à travers les yeux du narrateur). Cependant, l'absence de description s'accompagne d'absence presque totale de subjectivité, d'implication personnelle de Meursault. Attention : il nous donne bien ses pensées, nous explique ses choix. Mais il le fait sans jamais mentionner une quelconque implication affective : J'ai dit oui pour ne plus avoir à parler Mais on ne sait pas pourquoi il ne veut pas parler Face à ce laconisme de l'expression, le lecteur est amené à formuler lui-même ses interprétations. [...]
[...] Disparition d'une échelle de relativité A ce temps réduit à sa plus simple linéarité, s'ajoute un récit de l'événement qui semble faire abstraction de toute échelle d'importance. C'est peut-être cela d'ailleurs qui, dès l'incipit, crée ce malaise assez perceptible. Finalement, se poser la question de la date exacte de la mort de sa mère, parler au patron, rencontrer le directeur de l'asile sont des actes aussi essentiels pour les narrateurs qu'expliquer pourquoi Emmanuel a une cravate noire ou de préciser qu'il a fallu attendre un peu le directeur. Les événements s'enchaînent les uns aux autres dans la même linéarité, dans la même neutralité que le temps. [...]
[...] Et son refus d'interpréter ses actes n'est pas tant la preuve d'un refus de communication ou d'émotion qu'un refus de ne donner qu'une signification aux choses. Au lecteur d'apprécier, de combler les manques de la narration, d'imaginer tous les possibles de ces actes, mais aussi de la laisser ouverte. [...]
[...] Conclusion : Cette première plongée dans le roman qu'est la lecture de l'incipit est particulièrement déconcertante dans le cas de L'Etranger. Coupé des codes traditionnels de la lecture romanesque, placé face à une intériorité dont il peine à comprendre le fonctionnement et le raisonnement, confronté à l'événement tragique de la mort de la mère et ne trouvant pas les réactions émotionnelles attendues, le lecteur ressent un malaise qu'il met immédiatement sur le compte du héros qui paraît particulièrement antipathique. En réalité, si Meursault est effectivement donné comme un degré zéro de la conscience, il n'est pas pour autant un personnage si indifférent. [...]
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