Le passage que nous étudions est une scène de collège qui s'inscrit dans le premier chapitre, où Joyce vient déjà de décrire le malaise de Stephen Dédalus, chapitre I, pages 54-58, « Dis donc, Dedalus, est-ce que tu embrasses ta mère [?] Il se sentait petit et faible. »
[...] Il se sentait petit et faible de nombreuses occurrences sur le corps traversé par le froid ou épuisé sont présentes dans ce passage. Or nous savons que la pensée a un corps et une peau psychique qui la contient, et permet d'établir des liaisons cohérentes, à condition de se sentir unifié et de ne pas être dans l'état de trouble traumatique où les diverses scènes d'humiliation ont jeté Stephen. Ca lui faisait mal, de ne pas bien savoir ce que signifiait la politique et de ne pas savoir où commençait et finissait le monde. [...]
[...] En français, on disait Dieu au lieu de God et c'était aussi le nom de Dieu la dérive dans l'espace signe une dérive de la pensée - Ca le fatiguait beaucoup de penser de cette façon. Tous les éléments de ce passage soulignent la désintégration physique et psychique de Stephen qui semble sous l'effet d'une panique blanche qui le place sous terreur : terreur de ne pas être à la hauteur, de ne pas être comme les autres, avec une recherche de l'absolu, de la perfection qu'il n'atteindra jamais en l'état actuel de fragilité où il se trouve. [...]
[...] Mais cela se poursuit sous d'autres formes, générant un sentiment de malaise encore plus violent. Le malaise intérieur - La figure de Wells lui rappelle le sadisme dont il a déjà été l'objet : C'était Wells qui l'avait poussé[ ] dans le fossé des cabinets Remarquons la ratiocination de cet épisode humiliant, car Stephen emploie les mêmes expressions et les mêmes images que lors de la scène elle-même 50) : C'était pas chic[ ] eau froide et visqueuse [ ]un garçon avait vu un jour un gros rat faire plouf L'écriture est naïve, avec une onomatopée qui remplace le verbe sauter du premier récit de cette scène, montrant par là une dégradation du vocabulaire retournant vers l'enfance, et traduisant un plus grand malaise encore. [...]
[...] Dieu seul, en effet, peut dépasser la confusion des langues et des noms en transcendant tout l'univers. Ce passage permet au lecteur de ressentir à quel point le malaise et la difficulté à sortir de ce sentiment d'étrangeté au monde sont douloureux pour Stephen. Joyce pourrait s'arrêter sur cet aspect, et attendre la suite du roman pour délivrer progressivement le choix esthétique de Stephen Dédalus, or dès le premier chapitre, et dans ce passage notamment, des indices sémantiques et stylistiques nous permettent d'entrevoir le dénouement rendant justice au titre Portrait de l'artiste en jeune homme. [...]
[...] La troisième phase transforme en noyau central cette réalité psychique douloureuse, inerte et cachée. Cette intuition de froid intérieur génère un germe actif, une matrice qui deviendra efficace dans la suite du roman, pensons à l'amor matris, peut être la seule chose vraie de cette vie. L'œuvre prend corps dans ces matériaux, son code organisateur s'incarne. Dans la quatrième phase, le style utilise la stratégie propre aux mécanismes inconscients: remords, retouches, préoccupations logiques et esthétiques, remplissent la même fonction qui, dans le rêve nocturne, fait la toilette du contenu manifeste dès qu'il apparaît à la conscience. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture