En 1789, la Révolution Française éclate, et avec elle, la multiplication des condamnations à mort d'un grand nombre d'intellectuels tels que Lavoisier ou Condorcet et parmi eux, un jeune poète inconnu qu'une mort tragique fait entrer dans la légende : André Chénier... Partisan d'une monarchie constitutionnelle, le journaliste et polémiste Chénier est opposé à toute idée de violence. En 1790, il attaque violemment les Jacobins dans des articles comme "L'Avis au peuple français sur ses véritables ennemis" et dénonce l'alliance des « démagogues » et des « prolétaires ». Il n'hésite pas à s'en prendre à Robespierre, pourtant très redouté à l'époque. Menacé, il entre dans la clandestinité et croit pouvoir se retirer en paix à Versailles en 1793. Arrêté au hasard d'une rafle le 7 mars 1794, il est écroué par « mesure de sûreté générale » à la maison d'arrêt de Saint-Lazare et ne peut être libéré. L'acte d'accusation le confond avec son frère Sauveur détenu à la Conciergerie, qui lui, est délivré. André Chénier est alors condamné comme « ennemi du peuple » et exécuté le 25 juillet (7 Therminor An II) à la barrière de Vincennes, deux jours avant la chute de Robespierre. « Vers âpres et guerriers », Chénier caractérise ainsi les Iambes écrits en prison, quelques jours avant son exécution, et en fait, ce ton domine partout dans le texte. C'est sa situation à lui, d'homme ou d'écrivain, qui sert de point de départ à sa composition et déclenche le mouvement créateur, toujours le cadre unique d'un monde de cauchemars. Pourtant, malgré la peur de la mort, exprimé au travers d'un lyrisme passionné, le poète découvre dans la poésie un recours efficace contre l'angoisse et son pouvoir de dénonciation et de témoignage inaltérable (...)
Sommaire
Introduction
I) Chénier a une peur effroyable de la mort, mais il sait que l'avenir le destine à un sort fatal, inévitable II) Un lyrisme ardent, inspiré de l'Antiquité III) Le poète se découvre une nouvelle mission : la vengeance et le témoignage
Poème étudié
Iambes
Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyr Animent la fin d'un beau jour Au pied de l'échafaud j'essaye encor ma lyre. Peut-être est-ce bientôt mon tour. Peut-être avant que l'heure en cercle promenée Ait posé sur l'émail brillant, Dans les soixante pas où sa route est bornée, Son pied sonore et vigilant ; Le sommeil du tombeau pressera ma paupière. Avant que de ses deux moitiés Ces vers que je commence ait atteint la dernière. Peut-être en ces murs effrayés Le messager de mort, noir recruteur des ombres, Escorté d'infâmes soldats, Ébranlant de mon nom ces longs corridors sombres, Ou seul dans la foule à grands pas J'erre, aiguisant ces dards persécuteurs du crime, Du juste trop faibles soutiens, Sur mes lèvres soudain va suspendre la rime ; Et chargeant mes bras de liens, Me traîner, amassant en foule à mon passage Mes tristes compagnons reclus, Qui connaissaient avant tous l'affreux message, Mais qui ne me connaissent plus. Eh bien! J'ai trop vécu. Quelle franchise auguste. De mâle constance et d'honneur. Quels exemples sacrés, doux à l'âme du juste, Pour lui quelle ombre de bonheur, Quelle Thémis terrible aux têtes criminelles, Quels pleurs d'une noble pitié, Des antiques bienfaits quels souvenirs fidèles, Quels beaux échanges d'amitié, Font digne de regrets l'habitacle des hommes ? La peur fugitive est leur Dieu, La bassesse, la feinte. Ah ! Lâches que nous sommes Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu. Vienne, vienne la mort ! Que la mort me délivre ! Ainsi donc à mon coeur abattu Cède aux poids de ses maux ? Non, non. Puisse-je vivre ! Ma vie importe à la vertu. Car l'honnête homme enfin, victime de l'outrage, Dans les cachots, près du cercueil, Relève plus altier son front et son langage, Brillants d'un généreux orgueil. S'il est écrit aux cieux que jamais une épée N'étincellera dans mes mains ; Dans l'encre et l'amertume une autre arme trempée Peut encor servir les humains. Justice. Vérité, si ma main, si ma bouche, Si mes pensées les plus secrets Ne froncèrent jamais votre sourcil farouche, Et si les infâmes progrès, Si la risée atroce, ou, plus atroce injure, L'encens de hideux scélérats Ont pénétré vos coeurs d'une longue blessure ; Sauvez-moi. Conservez un bras Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge. Mourir sans vider mon carquois Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange Ces bourreaux barbouilleurs de lois ! Ces vers cadavéreux de la France asservie, Égorgée ! O mon cher trésor, O ma plume ! Fiel, bile, horreur. Dieux de ma vie! Par vous seul je respire encor : Comme la poix brûlante, agitée en ses veines Ressuscite un flambeau mourant, Je souffre ; mais je vis. Par vous, loin de mes peines, D'espérance un vaste torrent Me transporte. sans vous, comme un poison livide, L'invisible dent du chagrin, Mes amis opprimés, du menteur homicide Les succès, le sceptre d'airain ; Des bons proscrits par lui la mort ou la ruine, L'opprobre de subir sa loi, Tout eut tari ma vie ; ou, contre ma poitrine Dirigé mon poignard. Mais quoi ! Nul ne resterait donc pour attendrir l'histoire Sur tant de justes massacres. Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire, Pour que des brigands abhorrés Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance ? Pour descendre jusqu'aux enfers Nouer le triple fouet, le fouet de la vengeance, Déjà levé sur ces pervers ? Pour cracher leurs noms, pour chanter leur supplice ? Allons, étouffe tes clameurs ; Souffre, o coeur gros de haine, affamé de justice ; Toi, Vertu, pleure, si je meurs.
Introduction
I) Chénier a une peur effroyable de la mort, mais il sait que l'avenir le destine à un sort fatal, inévitable II) Un lyrisme ardent, inspiré de l'Antiquité III) Le poète se découvre une nouvelle mission : la vengeance et le témoignage
Poème étudié
Iambes
Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyr Animent la fin d'un beau jour Au pied de l'échafaud j'essaye encor ma lyre. Peut-être est-ce bientôt mon tour. Peut-être avant que l'heure en cercle promenée Ait posé sur l'émail brillant, Dans les soixante pas où sa route est bornée, Son pied sonore et vigilant ; Le sommeil du tombeau pressera ma paupière. Avant que de ses deux moitiés Ces vers que je commence ait atteint la dernière. Peut-être en ces murs effrayés Le messager de mort, noir recruteur des ombres, Escorté d'infâmes soldats, Ébranlant de mon nom ces longs corridors sombres, Ou seul dans la foule à grands pas J'erre, aiguisant ces dards persécuteurs du crime, Du juste trop faibles soutiens, Sur mes lèvres soudain va suspendre la rime ; Et chargeant mes bras de liens, Me traîner, amassant en foule à mon passage Mes tristes compagnons reclus, Qui connaissaient avant tous l'affreux message, Mais qui ne me connaissent plus. Eh bien! J'ai trop vécu. Quelle franchise auguste. De mâle constance et d'honneur. Quels exemples sacrés, doux à l'âme du juste, Pour lui quelle ombre de bonheur, Quelle Thémis terrible aux têtes criminelles, Quels pleurs d'une noble pitié, Des antiques bienfaits quels souvenirs fidèles, Quels beaux échanges d'amitié, Font digne de regrets l'habitacle des hommes ? La peur fugitive est leur Dieu, La bassesse, la feinte. Ah ! Lâches que nous sommes Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu. Vienne, vienne la mort ! Que la mort me délivre ! Ainsi donc à mon coeur abattu Cède aux poids de ses maux ? Non, non. Puisse-je vivre ! Ma vie importe à la vertu. Car l'honnête homme enfin, victime de l'outrage, Dans les cachots, près du cercueil, Relève plus altier son front et son langage, Brillants d'un généreux orgueil. S'il est écrit aux cieux que jamais une épée N'étincellera dans mes mains ; Dans l'encre et l'amertume une autre arme trempée Peut encor servir les humains. Justice. Vérité, si ma main, si ma bouche, Si mes pensées les plus secrets Ne froncèrent jamais votre sourcil farouche, Et si les infâmes progrès, Si la risée atroce, ou, plus atroce injure, L'encens de hideux scélérats Ont pénétré vos coeurs d'une longue blessure ; Sauvez-moi. Conservez un bras Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge. Mourir sans vider mon carquois Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange Ces bourreaux barbouilleurs de lois ! Ces vers cadavéreux de la France asservie, Égorgée ! O mon cher trésor, O ma plume ! Fiel, bile, horreur. Dieux de ma vie! Par vous seul je respire encor : Comme la poix brûlante, agitée en ses veines Ressuscite un flambeau mourant, Je souffre ; mais je vis. Par vous, loin de mes peines, D'espérance un vaste torrent Me transporte. sans vous, comme un poison livide, L'invisible dent du chagrin, Mes amis opprimés, du menteur homicide Les succès, le sceptre d'airain ; Des bons proscrits par lui la mort ou la ruine, L'opprobre de subir sa loi, Tout eut tari ma vie ; ou, contre ma poitrine Dirigé mon poignard. Mais quoi ! Nul ne resterait donc pour attendrir l'histoire Sur tant de justes massacres. Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire, Pour que des brigands abhorrés Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance ? Pour descendre jusqu'aux enfers Nouer le triple fouet, le fouet de la vengeance, Déjà levé sur ces pervers ? Pour cracher leurs noms, pour chanter leur supplice ? Allons, étouffe tes clameurs ; Souffre, o coeur gros de haine, affamé de justice ; Toi, Vertu, pleure, si je meurs.
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Extraits
[...] Ainsi, par des images métaphoriques funèbres, Chénier compare le fonctionnaire chargé de faire l'appel des condamnés au moment de leur exécution à un messager de mort, noir recruteur des ombres ; l'allitération en m accentue le mot mort déjà souligné par l'adjectif noir et le terme ombres Puis il décrit ces longs corridors sombres couloirs qui mènent à l'échafaud, avant de nous livrer en détail sa montée au bois de justice. Le gardien, chargeant [ses] bras de liens va traîner le poète réticent et terrifié, à travers une foule de compagnons reclus s'« amassant [ . [...]
[...] En effet, le présent de l'indicatif animent j'essaye . ) côtoie le participe présent ébranlant l'imparfait connaissaient le subjonctif passé ait posé le futur pressera et le présent suivi de l'infinitif, à valeur de futur va suspendre La conception de l'espace du poète est également ébranlée. Cette confusion est amorcée par l'adjectif brillant qualifiant le substantif émail pouvant traduire l'éclat captivant de l'émail, mais aussi, au sens figuré, un éclat parfois trompeur, qui crée un climat étrange . L'« heure est personnifiée, et martèle de son pied sonore le couloir qui mène à l'échafaud. [...]
[...] La révolte, la lassitude, et la solitude, sentiments expérimentés par Chénier qui écrit reclus dans sa prison de tristesse, transparaissent largement à travers ce poème. Les origines maternelles grecques de Chénier se manifestent dans le poème par un lyrisme inspiré de l'Antiquité. Au départ, le terme de lyrisme s'appliquait aux Poètes de la Pléiades qui harmonisaient la lecture de leurs poèmes avec le son de la lyre. Le registre lyrique est donc ici concrètement tiré de Grèce antique avec l'évocation de la lyre comme moyen d'échange dès le troisième vers. Cet instrument mythologique apparaît plutôt comme l'ombre d'un passé heureux révolu. [...]
[...] Si sa propre mort s'impose, imminente ? La réponse apparaît alors par son côté négatif comme une volonté de maîtriser et de détruire le camp de ses ennemis, milieu qu'il considère perverti et dangereux. Le pouvoir destructeur de la parole qu'il avait sans doute noté plus tôt dans sa carrière - Ma langue est un fer chaud . - s'avère en fin de compte utile. Le fond vital et l'énergie s'accumulent à la fin du poème pour dominer la scène et contribuer à la désintégration des blocs sociaux et naturels dont la solidité et la rectitude sont mises en question : la société y paraît pourrie à l'origine. [...]
[...] Heureusement, l'écriture de ses derniers vers, les Iambes, lui permet de rester vivant et de lutter activement jusqu'au dernier soupir contre l'injuste Justice. Malgré le caractère horrible et injuste de son sort, le poète se découvre une dernière mission : la vengeance et le témoignage. La poésie devient alors une arme, dont les mots tranchants manifestent et dénoncent les injustices, en s'appuyant sur la force de l'expression des Iambes. Le poète est conscient de posséder une arme redoutable, dont les effets seront bénéfiques et indélébiles, contrairement à l'arme qui l'anéantira. [...]