Roman à la croisée du naturalisme et de la décadence, charnière de la carrière de son auteur, À Rebours, est considéré comme l'oeuvre inaugurale de la littérature fin de siècle. En réalité, la critique littéraire met en débat l'esthétique d'À Rebours. Aux partisans d'une rupture de Huysmans avec le naturalisme, qui s'appuient sur la célèbre préface de l'auteur, répondent les analyses qui tentent d'éviter l'écueil de la périodisation hâtive dans le parcours d'un écrivain, quitte à nuancer le récit de la Préface écrite vingt ans après le roman, jugé faussé par la rétrospection.
C'est donc en 1884 que parut À Rebours, sinon tel un "aérolithe" tombé sur l'école naturaliste, du moins comme un écho puissant au pessimisme ambiant. Zola a, en effet, publié quelques mois auparavant, La Joie de vivre. En vérité, les différents courants ou écoles - naturalisme, décadentisme, symbolisme, qui s'affrontent et se superposent en cette fin de siècle - expriment, selon les canons de leur esthétisme, la même angoisse d'une époque qui touche à sa fin. Le roman de Huysmans fait donc entendre le mal-être qui traverse, non seulement cette fin de siècle, mais qui se répercute à travers le siècle tout entier. Sur le clavier d'une sensibilité travaillée aux accords du spleen baudelairien et bercée au rythme du pessimisme fin de siècle, l'Être d' À Rebours devient la caisse de résonance d'une crise dont les symptômes amplifiés seront bientôt reconnus comme ceux de la "crise d'âmes" de la génération de 1885.
Ainsi, malgré les nuances dont nous avons connaissance, nous avons choisi de restreindre notre étude du malaise fin de siècle et de sa portée ontologique au phénomène décadent pour lequel À Rebours servira de modèle. Il ne s'agit pas de déterminer si oui ou non l'oeuvre de Huysmans constitue la "Bible du décadentisme", mais de tenter de saisir à travers une oeuvre concrète le phénomène fin de siècle mêlé de décadence et d'en interroger l'être de cette époque d'instabilités et de contradictions. L'individu fin de siècle est ainsi devenu pour nous l'être d'À Rebours, modèle de l'être décadent. Quant à l'ontologie fin de siècle, on verra comment sa forme décadente correspond à l'Être à rebours (...)
[...] d'Aurevilly, Le Pays juillet À Rebours, chap. XIV, p À Rebours, chap. IV, p Ibid., p Ibid Ibid P. Mourier-Casile, Modernités à rebours Romantisme, p À Rebours, chap. VII, p Ibid., p nous soulignons À Rebours, chap. IV, p nous soulignons. Précédemment cité, voir note 137 p À Rebours, chap. XI, p À Rebours, chap. XIII, p À Rebours, chap. VII, p À Rebours, chap. [...]
[...] SICOTTE, Geneviève : Le Festin lu. Le repas chez Flaubert, Zola et Huysmans, Montréal, Liber STOCKER, Arnold Dr : De l'âme chez les poètes (La psychologie de Huysmans- Des Esseintes), Paris, Éditions Spes THOROLD, A : Six Masters in Desillusion, Mérimée, F. Fabre, J.-K. Huysmans, Maeterlinck, A. France, Londres, Constable TUFFREAU, Sophie : Les symboles de l'intimité (d'après Les Structures anthropomorphiques de l'imaginaire de G. Durand) dans l'œuvre de J.-K. Huysmans in Mythe-Rite-Symbole, Angers, Presses Universitaires VANWELKENHUYZEN, Gustave : Insurgés de lettres : P. [...]
[...] Ainsi, à partir de l'atmosphère parisienne pluvieuse et grise des Esseintes retrouve ses souvenirs et se projette dans un Londres fictif : [ ] des Esseintes rêvait à son voyage; c'était déjà un acompte de l'Angleterre qu'il prenait à Paris par cet affreux temps.205 La réalité, transfigurée par la rêverie, offre à des Esseintes un Paris londonien qui ne cesse de se déployer dans son esprit, jusqu'à l'emporter dans des visions presque hallucinatoires, où la réalité se confond avec l'imaginaire et où il finit par se croire réellement à Londres: un Londres pluvieux, colossal, immense, [ ] se déroulait maintenant devant ses yeux; puis des enfilades de docks s'étendaient à perte de vue, [ ] Tout cela s'agitait sur des rives, dans des entrepôts gigantesques, baignés par l'eau teigneuse et sourde d'une imaginaire Tamise [ ] pendant que des trains filaient, à toute vapeur, dans le ciel [ ].206 La vision de Londres dépasse la simple impression et fait disparaître la réalité parisienne aux yeux de des Esseintes. L'article indéfini pluriel "des" donne à ce qui est vu la dimension incertaine du rêve. La vision déformée et invraisemblable confirme encore cette irréalité du rêve et de l'hallucination. L'imagination déploie ses capacités créatrices pour transporter des Esseintes dans une autre réalité où il se recrée son propre Londres. Ensuite, l'imagination de des Esseintes développe son inventivité à travers ses références artistiques et oriente son voyage imaginaire dans le sens d'une véritable création artistique. [...]
[...] La crise ontologique fin de siècle se définit par une réelle difficulté à être au monde. La présence de l'individu au monde pose la question de sa relation à l'Autre et s'illustre à travers son rapport au milieu qui l'entoure. À travers cette notion de rapport au monde, l'enjeu ontologique réside dans le désir et se concrétise sur le plan spatial. Cette articulation particulièrement intéressante de l'être et de son désir à l'espace se complexifie dans le cas de la solitude décadente. En effet, l'individu décadent est l'être de la solitude. [...]
[...] La quête ontologique de l'individu décadent se poursuit à l'intérieur de son utopie où il trouve la possibilité de se recréer. Recréation du sujet : l'Être décadent L'utopie artistique décadente n'est pas seulement l'espace d'un milieu idéal, mais permet à l'individu de se recréer et d'atteindre l'unité idéale de son être. Dès lors, le projet de l'esthète décadent et de son utopie artistique se place définitivement en rivalité avec la Création divine. Par sa propre recréation, l'esthète décadent se détourne de sa nature humaine et devient son propre créateur. [...]
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