Aujourd'hui je m'en souviens encore. Quand j'avais quinze ans, je pensais m'en souvenir toute ma vie et c'est chose faite. Quelques soixante années ont passé, mes yeux et ma tête en ont vu beaucoup plus que certains ne peuvent l'imaginer. Pourtant, ma sensation à leur égard reste la même. Le dégoût. Oui depuis ma plus tendre enfance, on m'obligeait à en manger, de temps en temps, juste pour « vérifier » si j'avais changé d'avis : mes papilles gustatives seraient-elles habituées à la sensation qu'elles procurent dans la bouche ? Mes yeux accepteraient-ils enfin leur aspect repoussant ? Leur odeur si particulière aurait-elle trompé mon odorat ? Tant de questions auxquelles je peux aujourd'hui répondre catégoriquement, non. En plus d'un demi-siècle, rien n'est différent. Le seul fait de les voir en face de moi, disposées sur un plat, provoque une répulsion immédiate de ma part. Mes sens en alerte, prêts à ...
[...] Je disparus de cette réunion de famille et me retrouvai quelques soixante années en arrière, à une autre réunion de famille, mais cette fois je n'étais qu'un adolescent, assis à côté de mon frère et de ma cousine, devant une assiette de quenelles, agrémenté du fameux aliment tant redouté. La situation était quasiment la même, excepté que j'étais un des plus jeunes à cette époque. Face à toutes ces monstruosités pullulant dans la bonne sauce tomate, je regardais mon assiette d'un air triste et louchais sur celle mon frère, à la recherche d'une quelconque ruse ou d'un moment d'inattention de sa part pour lui en léguer quelques- unes. [...]
[...] Leur odeur si particulière aurait-elle trompé mon odorat ? Tant de questions auxquelles je peux aujourd'hui répondre catégoriquement, non. En plus d'un demi-siècle, rien n'est différent. Le seul fait de les voir en face de moi, disposées sur un plat, provoque une répulsion immédiate de ma part. Mes sens en alerte, prêts à riposter envers ces agressives adversaires, je recule et tente en vain de détourner mon regard de ces aliments détestables. Même lorsque je parviens à éviter la vision d'horreur que procure leur peau fripée, mon nez les repère et les identifie dans l'instant. [...]
[...] Que représente un mauvais goût éphémère comparé à de si heureuses images de jeunesse, dispersées dans le temps et l'espace ? Malgré ce que je pouvais croire, cette denrée si repoussante m'avaient accompagné tout au long de ma vie, tel un fil auquel se serait raccrochée ma mémoire. Tout comme Thésée suivant le fil d'Ariane pour sortir du Labyrinthe, ce met du sud avait réveillé mon esprit et aidé mes souvenirs à émerger du labyrinthe formé par leur propre enchevêtrement. [...]
[...] Je me le remémorais et je m'étonnais moi-même de la quantité de détails se rapportant à lui que mon esprit avait conservés sans que j'en fusse conscient et qui affluaient d'un coup. Je dus me concentrer fortement pour démêler tous ces fragments de ma vie passée. Je revoyais la maison de campagne où mon grand-père nous invitait. C'était une grande bâtisse en pisé recouverte de crépi blanc. Le pré, non loin de la demeure, paraissait infini à mes yeux d'enfant, terrain de jeu inépuisable, planté d'arbres fruitiers de toutes sortes : abricotiers, cognassiers, cerisiers, pommiers . [...]
[...] Je me remémorais aussi la vieille voiture de mon grand-père, une traction avant noire. Je me rappelais le plaisir que j'éprouvais lorsque papy m'emmenait dans son automobile ; il me répétait souvent, lors de ces sorties privilégiées : Cette auto, tu vois, mon garçon, quand tu auras mon âge, il n'en existera pas de meilleure S'il avait su . Maintenant, les images de ma grand-mère défilaient devant mes yeux. Elle nous préparait, comme à son habitude, de délicieuses tartes aux pommes dont elle seule avait le secret. [...]
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