La Fontaine, "Un Animal dans la Lune" : commentaire
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Poèmes, récits chargés d'une dimension morale et saynètes tout à la fois, les Fables de La Fontaine n'ont cessé de susciter l'admiration et de servir de modèle depuis plus de trois siècles. La fable 17 du livre VII, "Un Animal dans la Lune", est située dans le second recueil où le bestiaire et l'imaginaire en liberté du fabuliste se sont nettement amoindris pour s'orienter vers une réflexion plus sérieuse et sentencieuse. La Fontaine s'est inspiré d'une histoire véridique rapportée par Samuel Butler (1612-1680), poète anglais dont l'oeuvre est caractéristique de la littérature de la Restauration anglaise, avec notamment "Hudibras", long poème satirique et burlesque sur le puritanisme.
(...) Marqué par l'énonciation à la première personne ("J'en", vers 14 ; "J'aperçois", vers 15 ; "je", vers 17 ; "j'épaissis", vers 21 ...) et le présent de vérité générale ("assure", vers 1 ; "jure", vers 3 ; "ont", vers 5 ...), il laisse apparaître une morale antéposée (vers 1 à 12) incitant à faire confiance à la raison pour compléter et corriger le rôle des sens dans le processus de la connaissance. La Fontaine utilise alors l'argumentation directe.
Il convient de rappeler que les philosophes du temps s'opposaient sur la question de savoir si le témoignage des sens permettait d'atteindre la vérité, débat qui renvoyait à une vieille querelle à laquelle Montaigne avait participé. Avec cette fable, La Fontaine clarifie sa position.
La portée philosophique de ce mouvement est manifeste dès le premier vers ("un philosophe assure", vers 1 ; "un autre philosophe jure", vers 3 ; "la philosophie", vers 5). Cette opposition semble concerner Démocrite, Descartes ou Malebranche (raison) et peut-être Héraclite (sens). La Fontaine adopte une position médiane, celle de Gassendi, épicurien sensualiste pour qui : - éclectique et assez souple, la philosophie sauvegardait la religion tout en s'ouvrant aux découvertes scientifiques et en rejetant les superstitions. - la philosophie s'opposait à l'absolue rationalité de Descartes et accordait plus de place aux sens dans la connaissance et l'expérience (...)
Sommaire
Introduction
I) Une fable philosophique
A. La prise de position philosophique de La Fontaine B. L'anecdote centrale C. Le discours personnel du fabuliste
II) Les intentions de La Fontaine
A. Philosophique B. Politique
Conclusion
Fable étudiée
Pendant qu'un Philosophe assure, Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés, Un autre Philosophe jure, Qu'ils ne nous ont jamais trompés. Tous les deux ont raison, et la Philosophie Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ; Mais aussi si l'on rectifie L'image de l'objet sur son éloignement, Sur le milieu qui l'environne, Sur l'organe et sur l'instrument, Les sens ne tromperont personne. La nature ordonna ces choses sagement : J'en dirai quelque jour les raisons amplement. J'aperçois le Soleil ; quelle en est la figure ? Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour : Mais si je le voyais là-haut dans son séjour, Que serait-ce à mes yeux que l'oeil de la nature ? Sa distance me fait juger de sa grandeur ; Sur l'angle et les côtés ma main la détermine ; L'ignorant le croit plat, j'épaissis sa rondeur ; Je le rends immobile, et la terre chemine. Bref je démens mes yeux en toute sa machine. Ce sens ne me nuit point par son illusion. Mon âme en toute occasion Développe le vrai caché sous l'apparence. Je ne suis point d'intelligence Avec que mes regards peut-être un peu trop prompts, Ni mon oreille lente à m'apporter les sons. Quand l'eau courbe un bâton ma raison le redresse, La raison décide en maîtresse. Mes yeux, moyennant ce secours, Ne me trompent jamais, en me mentant toujours. Si je crois leur rapport, erreur assez commune, Une tête de femme est au corps de la Lune. Y peut-elle être ? Non. D'où vient donc cet objet ? Quelques lieux inégaux font de loin cet effet. La Lune nulle part n'a sa surface unie : Montueuse en des lieux, en d'autres aplanie, L'ombre avec la lumière y peut tracer souvent, Un Homme, un Boeuf, un Éléphant. Naguère l'Angleterre y vit chose pareille, La lunette placée, un animal nouveau Parut dans cet astre si beau ; Et chacun de crier merveille : Il était arrivé là-haut un changement Qui présageait sans doute un grand événement. Savait-on si la guerre entre tant de puissances N'en était point l'effet ? Le Monarque accourut : Il favorise en Roi ces hautes connaissances. Le Monstre dans la Lune à son tour lui parut. C'était une Souris cachée entre les verres : Dans la lunette était la source de ces guerres. On en rit. Peuple heureux, quand pourront les François Se donner, comme vous, entiers à ces emplois ? Mars nous fait recueillir d'amples moissons de gloire : C'est à nos ennemis de craindre les combats, À nous de les chercher, certains que la victoire, Amante de Louis, suivra partout ses pas. Ses lauriers nous rendront célèbres dans l'histoire. Même les filles de Mémoire Ne nous ont point quittés : nous goûtons des plaisirs : La paix fait nos souhaits et non point nos soupirs. Charles en sait jouir : Il saurait dans la guerre Signaler sa valeur, et mener l'Angleterre À ces jeux qu'en repos elle voit aujourd'hui. Cependant s'il pouvait apaiser la querelle, Que d'encens ! Est-il rien de plus digne de lui ? La carrière d'Auguste a-t-elle été moins belle Que les fameux exploits du premier des Césars ? Ô peuple trop heureux, quand la paix viendra-t-elle Nous rendre comme vous tout entiers aux beaux-arts ?
Introduction
I) Une fable philosophique
A. La prise de position philosophique de La Fontaine B. L'anecdote centrale C. Le discours personnel du fabuliste
II) Les intentions de La Fontaine
A. Philosophique B. Politique
Conclusion
Fable étudiée
Pendant qu'un Philosophe assure, Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés, Un autre Philosophe jure, Qu'ils ne nous ont jamais trompés. Tous les deux ont raison, et la Philosophie Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ; Mais aussi si l'on rectifie L'image de l'objet sur son éloignement, Sur le milieu qui l'environne, Sur l'organe et sur l'instrument, Les sens ne tromperont personne. La nature ordonna ces choses sagement : J'en dirai quelque jour les raisons amplement. J'aperçois le Soleil ; quelle en est la figure ? Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour : Mais si je le voyais là-haut dans son séjour, Que serait-ce à mes yeux que l'oeil de la nature ? Sa distance me fait juger de sa grandeur ; Sur l'angle et les côtés ma main la détermine ; L'ignorant le croit plat, j'épaissis sa rondeur ; Je le rends immobile, et la terre chemine. Bref je démens mes yeux en toute sa machine. Ce sens ne me nuit point par son illusion. Mon âme en toute occasion Développe le vrai caché sous l'apparence. Je ne suis point d'intelligence Avec que mes regards peut-être un peu trop prompts, Ni mon oreille lente à m'apporter les sons. Quand l'eau courbe un bâton ma raison le redresse, La raison décide en maîtresse. Mes yeux, moyennant ce secours, Ne me trompent jamais, en me mentant toujours. Si je crois leur rapport, erreur assez commune, Une tête de femme est au corps de la Lune. Y peut-elle être ? Non. D'où vient donc cet objet ? Quelques lieux inégaux font de loin cet effet. La Lune nulle part n'a sa surface unie : Montueuse en des lieux, en d'autres aplanie, L'ombre avec la lumière y peut tracer souvent, Un Homme, un Boeuf, un Éléphant. Naguère l'Angleterre y vit chose pareille, La lunette placée, un animal nouveau Parut dans cet astre si beau ; Et chacun de crier merveille : Il était arrivé là-haut un changement Qui présageait sans doute un grand événement. Savait-on si la guerre entre tant de puissances N'en était point l'effet ? Le Monarque accourut : Il favorise en Roi ces hautes connaissances. Le Monstre dans la Lune à son tour lui parut. C'était une Souris cachée entre les verres : Dans la lunette était la source de ces guerres. On en rit. Peuple heureux, quand pourront les François Se donner, comme vous, entiers à ces emplois ? Mars nous fait recueillir d'amples moissons de gloire : C'est à nos ennemis de craindre les combats, À nous de les chercher, certains que la victoire, Amante de Louis, suivra partout ses pas. Ses lauriers nous rendront célèbres dans l'histoire. Même les filles de Mémoire Ne nous ont point quittés : nous goûtons des plaisirs : La paix fait nos souhaits et non point nos soupirs. Charles en sait jouir : Il saurait dans la guerre Signaler sa valeur, et mener l'Angleterre À ces jeux qu'en repos elle voit aujourd'hui. Cependant s'il pouvait apaiser la querelle, Que d'encens ! Est-il rien de plus digne de lui ? La carrière d'Auguste a-t-elle été moins belle Que les fameux exploits du premier des Césars ? Ô peuple trop heureux, quand la paix viendra-t-elle Nous rendre comme vous tout entiers aux beaux-arts ?
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Extraits
[...] Le Monarque accourut : 50 Il favorise en roi ces hautes connaissances. Le monstre dans la lune à son tour lui parut. C'était une souris cachée entre les verres ; On en rit. Peuple heureux ! quand pourront les François Se donner, comme vous, entiers à ces emplois ? 55 Mars nous fait recueillir d'amples moissons de gloire : C'est à nos ennemis de craindre les combats, À nous de les chercher, certains que la victoire, Amante de Louis, suivra partout ses pas. [...]
[...] Charles en sait jouir : il saurait dans la guerre Signaler sa valeur, et mener l'Angleterre 65 À ces jeux qu'en repos elle voit aujourd'hui. Cependant s'il pouvait apaiser la querelle, Que d'encens ! est-il rien de plus digne de lui ? La carrière d'Auguste a-t-elle été moins belle Que les premiers exploits du premier des Césars ? 70 Ô peuple trop heureux ! quand la paix viendra-t-elle Nous rendre, comme vous, tout entier aux beaux arts ? J'en dirais les raisons : cette promesse sur un autre poème n'a pas été tenue. [...]
[...] Un animal dans la lune Recueil : II, parution en 1678. Livre : VII. Fable : 17, composée de 71 vers. Pendant qu'un philosophe assure Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés, Un autre philosophe jure Qu'ils ne nous ont jamais trompés Tous les deux ont raison ; et la philosophie Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont, Mais que leur rapport les hommes jugeront ; Mais aussi, si l'on rectifie L'image de l'objet sur son éloignement Sur le milieu qui l'environne, Sur l'organe et sur l'instrument, Les sens ne tromperont personne. [...]
[...] Avec l'exemple de la souris dans la lunette, La Fontaine infléchit la fable fictive vers la fable authentique. L'anecdote contée n'est plus imaginaire, mais repose sur un témoignage authentique. Courte, elle n'occupe qu'une place limitée dans l'ensemble de la fable et possède trois fonctions : - illustrer la leçon énoncée dans la première partie en l'accompagnant d'une critique de la superstition - assurer la transition avec la troisième et dernière partie de la fable. En effet, elle présente Charles II qui est le héros de l'histoire - illustrer par avance la sagesse du roi. [...]
[...] Le fabuliste exprime bien là son adhérence au courant rationaliste avec la contradiction apparente des vers 32-33 : Mes yeux, moyennant ce secours, / Ne me trompent jamais en me mentant toujours. En effet, la contradiction consiste à affirmer que d'une erreur de la perception visuelle peut naître une vérité grâce à la rectification opérée par la raison. Contrairement à Pascal, qui place la raison sous la domination de l'imagination, et dans une moindre mesure à Montaigne, La Fontaine affirme sa position : La raison décide en maîtresse (vers c'est-à-dire qu'elle est capable de rectifier les impressions fausses des sens, suggérant implicitement de chercher la vérité sous l'apparence. [...]