Dans une lettre datée de 1912, Marcel Proust confiait à Bibesco la finalité du projet gigantesque qu'il avait entrepris trois ans auparavant : "Il y a une géométrie plane et une géométrie dans l'espace. Eh bien ! pour moi, le roman, ce n'est pas seulement la psychologie plane, mais la psychologie dans l'espace et dans le temps. Cette substance invisible du temps, j'ai tâché de l'isoler. Mais pour cela, il fallait que l'expérience pût durer." Qu'appelle-t-il "plane" ? En mathématiques, domaine d'où il tire sa comparaison, un plan est un objet fondamental à deux dimensions qu'on peut visualiser comme une feuille d'épaisseur nulle qui s'étend à l'infini ; ce qui signifierait que la psychologie proustienne dépasserait les deux dimensions, qu'on peut définir intuitivement comme étant les relations interpersonnelles et les relations personnelles (au théâtre, ce serait le dialogue et le monologue), pour intégrer deux nouvelles dimensions : l'espace et le temps. Au moyen de ces deux dimensions supplémentaires, il cherche à réaliser une expérience ; quelle est-elle ? Proust agit en chimiste dans cette expérience littéraire : il cherche à isoler un composant (le temps) d'une solution (le roman). Pour mener à bien cette expérience, il doit envisager la psychologie non pas comme étant plane (c'est-à-dire pouvant être comprise dans un plan en deux dimensions), comme elle le serait dans un roman d'intrigue classique, mais comme intégrant les dimensions d'espace et de temps. Son but est donc l'isolation de la substance temporelle en littérature (...)
[...] A travers ce récit qu'il fait d'une seconde, d'une minute, d'une heure, Proust parvient à rendre les mécanismes de notre perception du temps, de sa suspension, de sa continuité, de sa linéarité et de son universalité. En effet, les objets ne se manifestent jamais hors de la temporalité ; répétitions, variations débouchent sur la reconnaissance d'une essence particulière. C'est cette essence-là que l'auteur tâche d'isoler tout au long de son œuvre. A aucun moment l'espace ou le temps n'existent pour eux-mêmes. [...]
[...] ( ) Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. Tout le passé ainsi ressuscité s'articule et les voies mystérieuses du temps se balisent à travers ces moments d'essence ) Alors le monde apparaît comme une vaste machine que l'artiste, admis à en comprendre le fonctionnement, peut mimer et pasticher. Proust, à travers sa matière psychologique, regarde le monde au microscope et cherche à enfermer toutes les incidences, tous les passages, les mots, les regards, toutes les interférences de la vie qui se trouveraient dans l'espace d'un instant : Malheureusement ( ) un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s'était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme: «Hélas! [...]
[...] Je m'effrayais que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j'aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin, et que je portais si douloureusement en moi! Ce passé, c'est cette création titanesque, conditionnée par la rencontre des objets qui ont pu permettre de retrouver le temps perdu, ne pouvait se penser que si elle avait lieu sur la longue durée. Linéarité, développement et intégralité, autant d'obligations applicables au temps proustien, nécessitaient une longue durée pour être appliqués. [...]
[...] Rendre compte d'une totalité psychologique développée et linéaire n'est possible que dans une œuvre gigantesque, de la même façon qu'il faut beaucoup de place pour développer un ensemble de facteurs en mathématiques, il faut plusieurs milliers de pages pour conserver intègre cette psychologie complexe et rendre la somme d'un monde, dans lequel on veut isoler la substance temporelle, dans son intégralité. [...]
[...] Mais chaque subtilité, chaque détail enregistré par la conscience, chaque sensation, chaque ressenti, de par la nature de l'écriture même, doit être séparée et ajoutée à la formidable somme de prédicats qui peuplent les phrases proustiennes. En essayant de rendre compte fidèlement de la complexité du monde et de ce que chaque nouvelle seconde ajoute à notre perception, l'auteur est contraint d'étaler son propos sur de longues périodes : il y a une simultanéité du sucessif. Lorsqu'un écrivain ordinaire écrit par exemple : je voyais de mon compartiment de chemin de fer le jour se lever sur la campagne il informe, mais il triche ; de tout ce qui a en effet occupé sa conscience en cette minute précise, il choisit, et du même coup il élimine quantité d'autres éléments du réel. [...]
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