Un peu plus d'un demi-siècle s'est écoulé depuis le jour de mai 1940 où Albert Camus achevait L'Etranger. Nous lisons désormais ce récit comme une oeuvre classique. La portée de cette oeuvre au style dénudé, la richesse de ses multiples interprétations, lui ont permis de ne pas laisser prise au temps et c'est toujours avec la même admiration que des générations de lecteurs s'en imprègnent. Sommes-nous maintenant en mesure de mieux la comprendre ? Du moins pouvons nous l'éclairer par un ensemble de circonstances qui demeurèrent longtemps ignorées... Camus, dans la préface de l'édition américaine, tenta en tout cas de nous la résumer, de nous donner une sorte de fil rouge pour l'interpréter. Ainsi, dira t-il parlant de son roman : « dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort ». Que penser de ce résumé lapidaire ? La portée d'une oeuvre peut souvent paraître invisible aux yeux de son auteur. Fut-ce le cas pour Camus ? Dès lors, cette courte phrase est-elle pleinement révélatrice de l'Etranger ? En lisant son oeuvre on aurait pu imaginer d'autres interprétations, plus « classiques », mais de fait, l'essentiel n'est-il pas dit, tout en laissant planer cependant une certaine et peut-être dangereuse ambiguïté ?
[...] De fait, Meursault, comme l'explicitera plusieurs fois Camus, a été chargé d'exprimer la sensation de l'absurde Tout en lui pourrait être considéré comme insensé : son manque d'ambition, sa vie sans projets, sans idéaux, ses relations avec les autres dénudées de toute implication émotionnelle Sans parler de son amoralisme, de son absence de tout système de valeurs, de ses réactions vis-à-vis de Dieu, de la justice, de la mort. Plus qu'incarner l'absurde il le révèle grâce à l'opacité épaisse de sa conscience. Il révèle les rituels sociaux illogiques, les codes tacites auxquels il faut s'adapter pour ne pas être traité d'étranger. Il montre les êtres abrutis par l'habitude, aliénés. Ainsi il dénonce non seulement la bêtise du jeu mais aussi le caractère tragique de l'existence humaine. Il renvoie les hommes à ce qu'ils ne veulent pas voir ou ne peuvent pas voir. [...]
[...] Camus aurait illustré de manière symbolique le meurtre du colonisé par le colonisateur. On pourrait rétorquer à cela, que la répartition de la population était telle, en Algérie, que Meursault avait neuf chances sur dix de tuer un Arabe plutôt qu'un Européen. Mais peut on parler de hasard dans l'écriture d'un roman ? Par ailleurs d'autres ont trouvé invraisemblable qu'un français fût condamné à mort pour le meurtre d'un Arabe. On signala à Camus cette anomalie avant la parution du roman, mais il ne changea rien. [...]
[...] Aussi trouve t-il, au cœur même du tragique et de la conscience que nous en avons, la source de ce bonheur. Car en effet nous aurions tendance à voir ce résumé comme négatif : l'absurde nous condamne. Or, bien au contraire la leçon de l'Etranger c'est aussi la vocation même au bonheur. Meursault la découvre à la fin du roman : malgré la routine quotidienne, malgré la prison, il préserve sa liberté intérieure. C'est ce qui le différencie des autres esclaves des faux- semblants. [...]
[...] Une interprétation moins étriquée de l'œuvre de Camus vit l'Etranger comme une satire des institutions sociales. De la famille tout d'abord, avec l'affligeant spectacle offert par les dimanches en ville. C'étaient d'abord des familles en promenade, deux petits garçons en costume marin, la culotte au-dessous du genou, un peu empêtrés dans leur vêtements raides C'est une véritable caricature de la famille, le stéréotype même de la promenade dominicale que nous pouvons observer dans l'écriture de Camus. De la religion aussi : Meursault exhorté par le juge à répondre s'il croyait en Dieu, rétorque tout simplement, tout innocemment même, que non. [...]
[...] Dès lors, cette courte phrase est- elle pleinement révélatrice de l'Etranger ? En lisant son œuvre on aurait pu imaginer d'autres interprétations, plus classiques mais de fait, l'essentiel n'est-il pas dit, tout en laissant planer cependant une certaine et peut-être dangereuse ambiguïté ? En effet, on aurait parfois tendance à lire l'Etranger comme une œuvre proposant une certaine morale, une certaine conduite à avoir dans la société. Une lecture assez superficielle pourrait alors provoquer en nous de la révolte face à cette insensibilité, à cette indifférence de Meursault qui méprise des valeurs qui nous paraissent fondamentales. [...]
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