La fable 26 du livre VIII, "Démocrite et les Abdéritains", est située dans le second recueil où le bestiaire et l'imaginaire en liberté du fabuliste s'est nettement amoindri pour s'orienter vers une réflexion plus sérieuse et sentencieuse. Pour cet apologue, La Fontaine a puisé son inspiration dans une série de vingt-trois Lettres (que Littré a démontré être apocryphes) du philosophe grec Démocrite (vers 460 ? vers 370 av. J.-C.) et du médecin Hippocrate (vers 460 ? vers 377 av. J.-C.). Dans une de ces lettres, les notables de la ville d'Abdère, cité réputée depuis toujours pour la stupidité de ses habitants, écrivent à l'auteur du « Serment » pour lui demander de venir soigner le vieux philosophe qu'ils tiennent pour fou. Conformément à l'orientation du second recueil, La Fontaine n'a ici pas recours à un détour par une métaphore animalière et, sous une critique sociale, exprime dans cette fable allégorique par excellence ses propres choix philosophiques.
I- Une critique du peuple
a- L'intervention du narrateur
Contrairement à la plupart de ses Fables, La Fontaine cherche moins à enseigner une idée générale et admise qu'à exprimer sa propre opinion. Ainsi, les marques du narrateur abondent et la morale apparaît comme très personnelle.
- L'énonciation
Dès les premiers vers, le locuteur-fabuliste intervient. Les marques de la première personne du singulier sont présentes (Que j'ai toujours, vers 1 ; Qu'il me semble, vers 2) et paradoxalement, on peut toujours les relever à la fin de l'exemplum (Il n'est pas besoin que j'étale, vers 43) et surtout dans la morale (Ce que j'ai lu, vers 48). (...)
[...] Partie de la société pour qui l'auteur dans d'autres fables, une affection particulière et dont il dénonce le statut souvent servile, le peuple est ici critiqué pour sa bêtise. Le choix de l'anecdote et du peuple abdéritain est alors éloquent puisque la cité d'Abdère était réputée depuis toujours pour la stupidité de ses habitants. Le champ lexical péjoratif et dépréciateur de ce peuple en témoigne : .profane, injuste et téméraire (vers .petits esprits (vers .Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage (vers 8). [...]
[...] La position conclusive et interrogative de ce proverbe en traduit une critique en le présentant comme absurde et témoigne finalement l'incompatibilité de la sagesse populaire avec la véritable sagesse qui est celle du philosophe. D'autant que cette même sagesse populaire est, auparavant, largement dépréciée (la lecture a gâté, vers 14 ; Nous l'estimerions plus s'il était ignorant, vers 15) et repose sur l'éloge de l'ignorance. Ce paradoxe sert la dénonciation en montrant l'absurdité de la sagesse populaire. En devenant ironique, la critique évolue vers la satire. [...]
[...] Démocrite est un modèle pour La Fontaine : à travers ce personnage, c'est le fabuliste et ses aspirations personnelles qui sont figurés. Le choix de la retraite passe aussi par un choix de la parole brève, juste et efficace, loin de la futilité des récriminations que le peuple abdéritain transmet à Hippocrate (vers 13 à 25). Cette brièveté de la parole (Leur compliment fut court, ainsi qu'on peut penser : / Le sage est ménager du temps et des paroles, vers 38-39), cet art de dire l'essentiel en quelques mots rappellent en définitive l'art qu'a si bien cultivé La Fontaine dans Les Fables. [...]
[...] Ainsi, tous les motifs de folie pour le peuple abdéritain sont en fait des découvertes supportant les thèses fondamentales de cette nouvelle philosophie. On relève deux références qui en attestent : - la théorie des atomes (vers 19) La matière est constituée d'atomes, corpuscules solides, invisibles, éternels et inaltérables, séparés par des intervalles vides, que la fable nomme invisibles fantômes (vers 20) pour le peuple ignorant. - la réflexion sur le siège de la raison (vers 32) C'est une allusion implicite à la théorie épicurienne qui tranchera en faveur du cœur, et plus exactement de la poitrine comme siège de cette partie de l'âme. [...]
[...] Il n'est besoin que j'étale Tout ce que l'un et l'autre dit Le récit précédent suffit Pour montrer que le peuple est juge récusable (11). En quel sens est donc véritable Ce que j'ai lu dans certain lieu, Que sa voix est la voix de Dieu ? Du vulgaire : le peuple. En fait, La Fontaine ne hait pas autant le vulgaire que ses préjugés, ses pensers Téméraire : irréfléchi. Démocrite : il fut le maître du philosophe grec Épicure (Samos ou Athènes 341 Athènes 270 av. [...]
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