Le "N'ayez pas peur" de F. Dolto, gravé sur sa pierre tombale exprime l'espoir absolu du chrétien et de l'humaniste, deux figures qu'incarna la célèbre psychanalyste. Cette épitaphe frappante, tant par son originalité que par la grandeur d'âme qu'elle supposait, donna l'impulsion première à notre travail.
Le grand roman de Cohen, oeuvre fascinante et noire, exprime, au contraire de l'épitaphe chrétienne de F. Dolto, le désespoir absolu d'une créature en état de déréliction, et nous parut se prêter à une étude philosophique qui étudierait une problématique encore d'actualité, le désespoir existentiel, sous la forme de Solal, acharné à la recherche de l'absolu. L'individu qui aspire de façon trop exclusive à une perfection hypostasiée dispensatrice de sens, se heurtant sans cesse à la vanité de ses ambitions n'est-il pas condamné, comme Solal, à l'incommunicabilité, au désespoir, à l'autodestruction, au suicide ? Le grand livre de Cohen, comme il le dit lui-même contient un hommage secret à "l'amour vrai". L'amour de Solal ne serait donc pas cet "amour vrai" dont parle Cohen dans ses interviews, mais un amour qui pêche par quelque côté. Quel est donc "l'amour vrai" de Cohen, qui pourrait sauver du désespoir "l'homme absurde" tout en ne le livrant pas à la confiance aveugle de la foi religieuse ? Belle du seigneur a été explicitement écrit contre l'amour-passion. Ce grand roman, qui paraît pour le profane exalter la folie de l'amour pur, ne serait-il pas une démonstration par l'absurde de la fausseté, qui conduit à l'impasse des principes de vie qu'il semble exalter ? Et dans ce cas, quelle troisième voie permet d'échapper à l'irresponsabilité religieuse ou à la folie débridée des sens ? Solal recherche dans l'amour ce qui donnera du sens à sa vie : mais sa quête passionnée aboutit à un échec.
L'amour-passion est-il le révélateur d'une condition humaine absurde ? (...)
[...] L'originalité de la danse macabre d'Albert Cohen est qu'elle fait valser d'anciens amants. Aux sons de la valse des patineurs dansent ces messieurs dames et parfois sautent ( ) L'un d'eux, coiffé d'un képi d'officier, serre de son humérus les vingt-quatre côtes de sa petite bien aimée ( Ce n'est pas, comme dans les danses du Moyen-Âge qui faisaient danser l'évêque et le roi avec le paysan, les biens de ce monde qu'il faudra abandonner en mourant (mais aussi en vieillissant, prélude de la mort) mais l'amour auquel il faut renoncer. [...]
[...] J'entends par là tout individu susceptible d'être rencontré au quotidien ( ) Prétendre aimer ce prochain-là est évidemment mentir, parce que aimer est un sentiment autrement grave et beau [145] On retrouve chez Cohen la même horreur de la fausseté de l'apparence que dénonçait Solal, la même phobie du sourire comme manifestation d'amour, comme convention, source possible d'ambigüité. Cet amour du prochain n'est qu'un acte esthétique. On se sent heureux de sourire, de flatter, de congratuler, mais on n'envoie que des messages dentaires. ( ) Par amour du prochain il faut entendre autre chose que l'amour que j'ai éprouvé pour ma mère et que j'éprouve encore pour elle. [...]
[...] Ils vérifient systématiquement avant, après une entrevue leur bonne tenue. Ils essaient des mines, des costumes, des attitudes, ils s'observent, se scrutent, se bichonnent, préoccupés par un souci obsessionnel de leur apparence. Alors écoutez, elle s'est approchée de la glace du petit salon, car elle a la manie des glaces comme moi, manie des tristes et des solitaires, et alors, seule et ne se sachant pas vue, elle s'est approchée de la glace et elle a baisé ses lèvres sur la glace. [...]
[...] Le peuple juif est un grand corps supplicié en chaque juif. De même que le Christ est le représentant de tous les hommes, Solal est le représentant de tous les juifs, et les juifs sont les représentants de tous les persécutés. Dans l'économie du roman, la scène de la cave est particulière. N'étant pas située explicitement hors du temps du récit, elle apparaît néanmoins comme intemporelle, car non reliée à la logique de celui-ci. Cette rupture temporelle de l'errance en général se justifie par l'absence de projet de l'errant désespéré de Cohen, dont on peut considérer qu'il marche plus par un mouvement machinal d'espoir, de recherche, se livrant ainsi, même dans le plus élémentaire des gestes, à une activité compensatrice. [...]
[...] Autrui, du point de vue de la problématique du double, est un moi inversé qui nous fait face, comme une image spéculaire. Qu'on veuille ou non l'admettre, ce que nous voyons de nous à travers le regard des autres influences notre façon de nous considérer nous-mêmes. Ici, le mensonge et l'hypocrisie sont sur un terrain faible car les sentiments réels que nous ressentons transparaissent toujours plus ou moins sur le visage du plus impassible des civilisés. L'aliénation consiste entre autres à nier les sentiments négatifs ou inconvenants que l'on perçoit confusément, mais qui sont interdits de citer dans la vie sociale. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture