Lorsqu'est publié en 1932 Voyage au bout de la nuit de Céline un scandale éclate : la langue populaire utilisée par l'auteur frappe les consciences, les mœurs évoquées choquent les esprits. Mais cette œuvre recèle bien d'autres surprises et transpose toute l'ambiguïté de la nature humaine et de son auteur, Céline. En effet, si d'une part sont évoqués les pulsions de l'homme et son caractère totalement méconnu, d'autre part Céline nous emmène dans un voyage au bout de l'écriture où sont mêlés symbolisme, jeu de miroir et réalisme ; tâche difficile alors que de saisir la totalité des acceptions de son roman. André Gide donne son avis sur la question dans une de ses critiques sur Céline en 1938, en soutenant que « ce n'est pas la réalité que peint Céline ; c'est l'hallucination que la réalité provoque ; et c'est par là qu'il intéresse ». Plusieurs interrogations sont soulevées par ce jugement ; en effet celui-ci vise simultanément la problématique du réalisme dans le roman, l'ambiguïté de Céline quant au fond (les acceptions ou autres messages) et à la forme (le style) de son œuvre, et son implication dans Voyage au bout de la nuit car comment peindre une hallucination ?
[...] À la lecture de Voyage au bout de la nuit l'on s'aperçoit d'une suite de réalités sociales qui sont toutes décrites avec un vocabulaire identique, ainsi le champ sémantique de la guerre parcourt la première partie du roman, en toute logique, mais aussi la deuxième qui concerne la colonisation, et plus précisément Fort Gono, qui fait naître l'image d'un univers en guerre. L'image justement est très importante dans le roman de Céline, et va apporter un jeu de miroir qui nous fait aboutir à la conclusion que l'homme est le même partout. Par ailleurs, l'auteur va créer des types, c'est-à-dire des personnages représentant une généralité, par exemple Grappa, dont le nom se rapproche à l'oreille de grappin et qui est directement lié au colonialisme. [...]
[...] Le roman oscille donc constamment entre réalisme et hallucination, et ce balancement s'illustre dans le thème freudien du principe de réalité et de plaisir, présent tout au long du roman. L'homme y est représenté comme un être dominé par ses pulsions, sexuelles notamment, avec par exemple Madelon qui, fiancée à Robinson, va se donner sans tarder à Bardamu. Ici la morale n'a aucune place. Pourtant lorsque sont proposés à la jeune fille des ébats à quatre, celle-ci refuse : le principe de réalité, qui pour Freud se définit comme la possibilité de s'extraire de l'hallucination dans laquelle triomphe le principe de plaisir, a pris le dessus. [...]
[...] Le réel est donc recherché dans sa transposition par l'écrivain, ainsi que par le lecteur en attente de ce premier. Pourtant, l'on peut se demander si la volonté d'être réaliste suffit à atteindre le réel, car l'homme peut-il connaître ce qui existe en dehors de sa conscience ? Nous sommes en proie à l'insécurité quant à nos connaissances puisque nos données sensibles (ouïe, toucher, vue ) ne peuvent être vérifiées que par d'autres données sensibles (la perception d'un autre homme). [...]
[...] En effet un auteur qui se réclame du réalisme doit dans ses œuvres répondre à plusieurs critères, l'un d'eux s'attachant à la nécessité de traiter d'un sujet contemporain : pour présenter une œuvre à visée réaliste, l'auteur doit connaître celui-ci dans l'instant. Le lecteur peut alors contrôler les faits, par exemple dans Voyage au bout de la nuit qui s'ouvre sur la guerre : à l'époque où est publié le roman la population a connu la Première Guerre mondiale, elle peut donc témoigner de la véracité des faits énoncés, ou au contraire de leur caractère totalement fictif. Ainsi, elle accordera au patriotisme du livre, aux pluies d'obus sur les soldats et autres horreurs de la guerre un caractère réel. [...]
[...] Par conséquent, en démontrant de manière implicite que le langage est mensonger, Céline a fait naître l'hallucination. En effet, l'écrivain a voulu donner un caractère réaliste à son œuvre, or comme nous l'avons souligné la réalité semble impossible à peindre, c'est pourquoi il nous est donné à lire l'hallucination de cette réalité. Céline, en peignant un monde profondément noir et dans lequel s'entrechoquent les pulsions humaines, s'est intéressé à l'homme et à son existence, mais aussi au sens de celle-ci, comme de nombreux auteurs l'ont fait et le font encore, par exemple Sartre qui dans La Nausée s'est attaché à cette problématique récurrente de la nature humaine. [...]
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