Depuis sa première utilisation par Flaubert en 1881 dans Bouvard et Pécuchet, sous-titré « encyclopédie de la bêtise humaine », la mise en scène de la bêtise est l'un des thèmes comiques les plus répandus. Cette source quasi inépuisable constitue en partie le ressort de l'œuvre de Jerome K. Jerome publiée en 1889, "Three men in a boat", et de celle de Courteline deux ans plus tard, "Messieurs les ronds-de-cuir". Les deux auteurs contemporains n'exercent cependant pas leur talent dans le même cercle. Courteline s'attaque au topos français par excellence, celui du fonctionnaire inutile et flemmard, Lahrier, dans les rouages grippés de l'administration nationale, au milieu d'autres fonctionnaires atypiques ; Jerome K. Jerome officie quant à lui sur le terrain anglais de la low-middle-class, dans une société qui n'a pas connu de révolution, et dont l'évolution est contrainte par la hiérarchie sociale et les rapports de classes, et met en scène la remontée de la Tamise en canot par trois amis, George, Harris, et lui-même.
Bien que l'utilisation du terme soit répandue, les contours de la bêtise sont difficiles à cerner, car elle est polymorphe. De quelle(s) forme(s) de bêtise s'agit-il ici ? Sur quels personnages repose-t-elle ? Comment s'insère-t-elle dans le genre comique ? Comment l'incarnation de la bêtise sert-elle, à travers les cadres qui l'abritent, différentes formes de critique sociale ?
[...] Or, les personnages de Three men in a boat se sont mis eux-mêmes dans cette situation bien que sachant les tenants et les aboutissants d'un voyage en canot. C'est donc une bêtise originelle qui produit la torsion et entraîne le narrateur à faire preuve de mauvaise foi ou de manque de logique pour s'extraire de l'inconfort, comme aux pages 240 et 241 : Le bateau de mes amis nous lâcha juste devant la grotte et Harris crut devoir me faire remarquer que c'était à mon tour de ramer. [...]
[...] Tu ne me feras pas croire qu'on vous paie uniquement pour que vous vous tourniez les pouces ? - Plût à Dieu ! Riposta le jeune homme qui greffa sur ce point de départ un pittoresque démontré du mécanisme administratif. Il avait, quand il s'y mettait, la verve facile et féroce. Cinq minutes, il ne tarit pas, la présence de son amie éveillant en lui des coquetteries de jeune coq qui parade devant la poulette favorite. Sa recherche à se montrer spirituel l'amenait à l'être tout de bon, et une pointe de canaillerie faubourienne pimentait insensiblement l'amusement de ce qu'il disait. [...]
[...] Il semble pourtant évident qu'en voyage en canot, il faut ramer, et qu'on ne voyage pas en canot lorsqu'on s'y refuse. Cette torsion par rapport à leur environnement se traduit par une forme de bêtise très représentée dans les œuvres : le manque d'intelligence relationnelle. On peut l'observer chez Jerome K. Jerome dans l'exemple précédemment utilisé, où le conflit est généré par l'inconfort personnel. Le même type de mécanisme est mobilisé dans l'échange entre Jerome et le gardien du cimetière aux pages 124 et 125, chacun est à ce point ancré dans son point de vue qu'entendre celui de l'autre en devient impossible, et qu'il faut de longues explications pour que le gardien accepte l'idée que Jerome n'est pas intéressé par la visite des tombes. [...]
[...] Il peut en effet choisir de lire la critique envers ceux que Jerome critique, ou bien de lire la critique de la bêtise du narrateur Jerome, qui infirme ainsi ses propos, ou bien les deux, selon son degré de lucidité sur sa propre bêtise dans le domaine traité. Jerome ne condamne rien, il expose et laisse chacun tirer de ses mises en scène de la bêtise l'enseignement qu'il peut recevoir au moment où il lit le livre. Cette douceur envers le lecteur, Courteline ne l'a pas, et se distingue par la mise en scène de la méchanceté et de la manipulation. [...]
[...] A la page 240, Jerome reproche aux petits bateaux de se mettre en travers de la route des autres : C‘est charmant d‘être remorqué par un bateau à vapeur. J‘aime mieux cela que de ramer moi-même. Le trajet eût été plus agréable encore sans un tas de sales petits canots qui se mettaient sans cesse en travers de notre bateau et qui nous obligeaient à ralentir et à stopper pour éviter de les couler. Cette manie qu‘ont les canots à rames d‘encombrer le passage des bateaux à vapeur sur la Tamise est en vérité fort désagréable ; on devrait prendre des mesures pour y mettre un terme Ayant choisi la facilité de se faire remorquer par un bateau à vapeur, il peut tout à loisir observer le comportement de ses semblables, les canots, mais en oublie qu'il appartient à cette catégorie, et leur reproche leur inconséquence, comme s'ils le faisaient exprès. [...]
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