Voltaire est un auteur du XVIIIe siècle qui affectionne le genre du conte populaire. Ainsi, après avoir écrit, notamment, Zadig ou la destinée ainsi que Candide ou l'optimisme, il publie L'Ingénu, histoire véritable, tirée des manuscrits du Père Quesnel.
Deux versions de ce conte sont connues : la première, très courte, est une esquisse des aventures du huron et est principalement centrée sur celui-ci, tandis que la seconde voit apparaître un deuxième héros – qui est, plus exactement, une héroïne, puisqu'il s'agit de la jeune Saint Yves. Or, l'introduction de ce personnage au sein du récit de Voltaire apporte à son conte une nouvelle dimension, peut-être moins railleuse et sûrement plus sensible que celle présente dans ses écrits précédents. Un critique nous dit toutefois que Voltaire était souvent attiré par l'ironie et les sarcasmes. Ainsi, il appréciait l'œuvre du poète italien l'Arioste et, en particulier, écrivait-il, « ces railleries si naturelles dont il assaisonne les choses les plus terribles ». Commentant ces propos de Voltaire, le critique ajoute : « Est-il meilleure définition de L'Ingénu, qui monte si savamment vers la sensibilité et le pathétique, sans renoncer aux charmes perfides du comique ? »
L'analyse stylistique de la phrase de Goldzink – le critique en question – nous révèle qu'il s'agit d'un point de vue élogieux qui n'est absolument pas neutre, comme nous l'indiquent le superlatif « est-il meilleure définition » ainsi que l'adverbe hyperbolique « savamment ». Ce regard admiratif porté sur L'Ingénu est de plus accentué par la litote « sans renoncer aux charmes perfides », qui souligne le fait que Voltaire aurait pu ne faire qu'une œuvre sensible et pathétique, et non point également comique. Voltaire, quant à lui, qualifie « les railleries » d'Arioste de « naturelles », ce qui signifie qu'elles s'intègrent de façon simple à ses textes, sans effet de lourdeur. Il nous dit également qu'il s'agit d'«assaisonner les choses les plus terribles », c'est-à-dire de mélanger comique et pathétique. Le sujet proposé à notre réflexion fait donc partie d'un enchâssement semblable aux matriochkas puisqu'il nous donne une double définition de l'œuvre de Voltaire. Mais s'agit-il, d'ailleurs, d'une véritable définition ? Voltaire n'énonce nullement ce qu'est l'œuvre d'Arioste, il émet, tout comme Goldzink, un avis subjectif. Or, n'est-il pas trop ambitieux de considérer que ces appréciations d'ordre affectif peuvent définir L'Ingénu, voire surpasser toute autre définition de l'œuvre ? Malgré une apparente cohérence, le point de vue du critique n'est-il pas réducteur par certains aspects ?
Après avoir analysé la pertinence de cette définition, nous verrons que celle-ci est incomplète, car L'Ingénu est également une œuvre philosophique et parodique.
[...] À l'époque, le modèle par excellence du roman sensible était Julie, ou la Nouvelle Héloïse. Dans cette œuvre, Rousseau innove par son culte pour le sentiment individuel, par la place qu'il fait à la sensibilité, à l'imagination, la rêverie, par sa passion pour la nature, son idéal de vie simple, son dédain pour les formes sociales et les contraintes traditionnelles. Or, son roman s'achève par la mort de Julie, ce qui fait dire à J.Goulemot dans Inventaire Voltaire que l'histoire de la belle Saint- Yves et de sa mort pourrait être interprétée comme doublement parodique de la mort de Julie dans La Nouvelle Héloïse et du roman sentimental en général. [...]
[...] Il est important de remarquer que Le Huron, personnage principal, est mis en valeur dès le début du roman par son allure atypique : Sa figure et son ajustement attirèrent les regards [ ] sans doute car son accoutrement paraît aux Bretons exotiques : Il était nu-pieds et nu- jambes, les pieds chaussés de petites sandales, le chef orné de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serrait sa taille fine et dégagée De plus, l'Ingénu se distingue des autres personnes de l'équipage par sa gentillesse et sa courtoisie. Mais, alors qu'habituellement, le bon sauvage dispense des leçons de bon sens, de tolérance et d'humanité, le ‘sauvage' de Voltaire est surtout un élève. L'Ingénu reprend en effet à son compte les principaux éléments du roman de formation. Son héros, venu du Nouveau Monde, est à peu près vierge de toute culture et de tout préjugé. [...]
[...] De la mode jusque dans la médecine ! cette manie était trop commune dans Paris Dans certains cas, Voltaire délègue sa parole à un personnage qui devient son porte-voix. Il s'agit le plus souvent, dans ce cas, de l'Ingénu, qui prend en charge la philosophie voltairienne : ceux qui se font persécuter pour ces vaines disputes de l'école me semblent peu sages ; ceux qui persécutent me paraissent des monstres dit-il, soulignant ainsi l'absurdité de discussions théoriques sans intérêt. Mais Voltaire s'attache surtout à définir les relations humaines : il nous dit que l'amitié est cet intérêt que prennent deux malheureux l'un à l'autre que la tristesse est intéressante car elle fournit des conversations attachantes et utiles et que le dialogue est cette liberté de table, regardée en France comme la plus précieuse liberté qu'on puisse goûter sur la terre À propos du dialogue, il est intéressant de remarque que le roman s'ouvre et se clôt par deux soupers philosophiques, où les participants confrontent leurs points de vue. [...]
[...] III / Une œuvre riche et donc difficilement définissable Bien plus qu'un habile procédé narratif pathétique et comique faisant passer le lecteur du rire aux larmes et vice-versa, Voltaire nous propose donc dans L'Ingénu une vision du monde qui passe à travers une réflexion philosophique riche et aboutie. Mais cette œuvre, décidément hybride, ne peut pas, une fois encore, être seulement résumée aux points que nous venons de développer. L'Ingénu possède également une certaine dimension parodique. Ainsi, Voltaire, en nous livrant un conte philosophique, parodie en fait le conte merveilleux en le mettant au service d'une idée. Le caractère parodique de l'œuvre nous est signalé dès le double incipit. [...]
[...] Le débat traditionnel qui oppose nature et culture (cf. opposition, au chapitre six, entre la loi naturelle seule loi que connaît l'Ingénu, et la loi positive que tente de lui apprendre l'abbé) y est bien sûr présent. Mais on y trouve aussi, à travers ces paroles du Huron, une interrogation concernant l'incohérence de certains usages religieux imposés par l'Église : Je m'aperçois tous les jours qu'on fait ici une infinité de choses qui ne sont point dans votre livre [la Bible] et qu'on n'y fait rien de tout ce qu'il dit Une réflexion politique est également menée : la belle Saint-Yves réfléch[it] profondément sur le caractère des grands et des demi-grands qui sacrifient si légèrement la liberté des hommes et l'honneur des femmes Voltaire s'interroge également sur la représentation de l'histoire, la perception scientifique du monde, la notion de Providence, de Bien et de Mal, l'impuissance de la métaphysique et les exemples venant illustrer chacun de ces sujets sont multiples au sein de l'œuvre. [...]
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