L'exemple de l'Egypte des années quarante proposé par Tewfik El Hakim est particulièrement
intéressant car s'y joue toute une série d'oppositions entre ce qui apparaît en façade comme un Etat
moderne et une réalité qui assimilerait plutôt le pays à un « Quasi-Etat », pour reprendre la
classification de Robert Jackson : opposition entre un Etat producteur de normes juridiques abondantes
et le poids de la coutume dans les campagnes, entre le respect formel des règles de droit et l'absurdité
de leur application dans un contexte non adapté, entre l'organisation officielle d'élections libres et les
pressions, la corruption officieuses. Cet exemple permet d'interroger l'unité du modèle étatique
aujourd'hui, la réalité de l'universalisation du mode de construction étatique. Il permet aussi
d'appréhender les effets des tentatives d'importation du modèle étatique occidental au moment de la
décolonisation et les raisons des difficultés rencontrées. De profondes lignes de clivage existent entre
les Etats. Quelle est la réalité socio-politique de l'Egypte des années quarante au-delà du simple
formalisme juridique ?
La loi appliquée dans la campagne égyptienne des années 1940 est une loi importée de
l'extérieur, dont la mise en oeuvre est en décalage total avec la réalité économique et sociale. Si en
terme de structures constitutionnelles et institutionnelles, l'Egypte est un Etat moderne, l'analyse
sociologique permet de saisir la perte de sens des institutions politiques et administratives induite par
l'importation du modèle étatique occidental dans un univers culturel étranger.
[...] On assiste ainsi à un simulacre de démocratie. Les partisans du nouveau gouvernement doivent gagner et on ne peut prendre le risque de laisser le vote démocratique en décider. D'ailleurs, dans les parties les plus pauvres de la campagne égyptienne, rudes et incultes, les personnes appelées à voter sont dans l'ignorance totale du fonctionnement des institutions dont elles sont amenées à élire les représentants. Le mamour exerce devant Tewfik El Hakim sa pression sur un omdeh qui ne sait même pas ce qu'est le Parlement, alors qu'il est le maire du village nommé par le gouvernement. [...]
[...] - En disant sans pression dis-je en riant, j'ai voulu dire, en apparence. - S'il en est ainsi, tu peux être rassuré. Le mamour fait pression sur les omdehs, consacrant toute son énergie durant la période électorale à l'organisation des élections et de leurs résultats, tout en affirmant et en réaffirmant la liberté de chacun : Alors, ouvrez les yeux, omdehs, toi et l'autre. Le candidat du gouvernement doit avoir la 7 majorité aux élections. D'ailleurs, je m'en lave les mains et vous êtes libres. [...]
[...] On exige que j'examine les plaintes, et l'on ne tient aucun compte de mes propres doléances, ni de celles de plusieurs centaines de mes collègues. Il s'agit d'une représentation à offrir au public, d'une comédie de la justice qui disparaît dès que le rideau retombe : Mon métier était une mise en scène et une comédie pour le public. L'attachement de façade à la forme, et les détournements qu'il permet, se retrouve lors de l'organisation et du déroulement des élections. Des élections libres sont en effet censées avoir lieu. [...]
[...] L'administration de cet Etat est d'ailleurs marquée en profondeur par la corruption. Comme le souligne Josepha Laroche, le clientélisme et la réactivation des liens personnels sont favorisés en l'absence de véritable espace public. Tewfik El Hakim nous donne à voir comment les places sont distribuées en fonction des soutiens politiques des fonctionnaires et non de leur mérite : Le transfert au Caire n'a pas lieu à l'ancienneté, mon cher. As-tu du piston ? Cette situation a deux conséquences. D'une part, elle a un effet négatif sur la motivation des fonctionnaires. [...]
[...] C'est un véritable cri de révolte et d'injustice que celui de Tewfik El Hakim ici. Mais il sait aussi qu'il n'a aucune possibilité de s'opposer à ce genre de pratiques. Ce cri de désespoir trouve un écho dans un bruyant éclat de rire à la fin du récit. Lui, le substitut du procureur, sent bien qu'il ne rend pas la justice et qu'il se contente d'appliquer mécaniquement des lois, lors d'auditions et de procès qui se succèdent au rythme d'un canon qu'il se contente d'appliquer mécaniquement des procédures sur lesquelles son avis ne vaut rien : Moi, l'asile de la justice ? [...]
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