On considère souvent Stendhal comme le père de l'autobiographie moderne et la Vie de Henry Brulard comme le premier modèle de cette tentative de définition d'une vérité autobiographique fondamentalement singulière et différente de la vérité romanesque. C'est en ce sens que Blanchot peut inscrire l'œuvre de Stendhal dans la définition qu'il tente de donner de l'autobiographie moderne :
« L'autobiographie est l'œuvre d'une mémoire vivante, vitale, qui veut et peut ressaisir le temps dans son mouvement même. L'autobiographie, en dehors de son contenu, vaut par son rythme, par son épanchement, qui n'est pas ici synonyme de confidence, mais évoque la puissance du flot, la vérité de quelque chose qui coule, s'étend, et ne prend forme que dans le flux. Henry Brulard, Souvenirs d'égotisme, parfois Quincey, et la deuxième partie de Si le grain ne meurt sont les modèles de cette histoire qui se retrouve, non pas histoire déjà faite et sujet, mais existence tournée vers l'avenir et qui, au moment qu'elle se raconte, semble toujours en train de se faire, inconnue à celui même qui la raconte au passé. »
Cette définition, si elle convoque la Vie de Henry Brulard, tente de donner une perspective globale et de caractériser l'autobiographie moderne, en passant notamment par Gide. Dès lors, si Stendhal est bien le père de l'autobiographie moderne et la Vie de Henry Brulard son premier modèle, il pourra être fructueux de voir dans quelle mesure ces propos de Blanchot permettent de caractériser cette œuvre. Cependant, une difficulté surgit dès le départ : si la Vie de Henry Brulard est bien comme le dit Blanchot histoire se faisant dans l'écriture même, l'autobiographie se trouve alors marquée du sceau de l'indécision, et peut-être avant tout, selon une originalité qui fait la modernité de la Vie de Henry Brulard, et que relève aussi Blanchot, indécision sur la forme bien plus que sur le contenu. La forme de la mémoire, de la vie, de la vérité sont constamment interrogées tandis que Stendhal se retrouve comme perdu entre passé présent et avenir : la conséquence de cette mémoire essentiellement mouvante est la variation multiple et indécise des approches, du regard de l'autobiographe, dans la Vie de Henry Brulard, l'avancée quasi aveugle, à tâtons. C'est pourquoi nombre de déclarations d'ordre méthodique qu'on trouve au fil des pages permettraient, si on se contentait de les relever sans chercher à comprendre dans quelle perspective précise elles s'inscrivent, de remettre en cause les propos de Blanchot. C'est pourquoi nous tenterons plutôt de donner une approche synthétique, quitte à passer sur certaines de ces difficultés et ambiguïtés de détail que nous venons d'évoquer : l'intelligence de l'entreprise et de la forme d'ensemble qui finit par se dégager de la Vie de Henry Brulard permettra enfin sans doute de voir en quoi ces ambiguïtés correspondent à des moments et de les replacer dans l'ensemble du livre et dans le sens de cette mémoire vivante et mouvante qui préside à l'écriture de la Vie de Henry Brulard.
Ainsi, nous verrons que la Vie de Henry Brulard est bien le fait d'une mémoire vivante qui cherche à se connaître, et que cette vie dès lors essentiellement caractérisée par la recherche passe par un double mouvement : un premier mouvement, qui, si on s'y arrêtait seulement, permettrait de dire que Blanchot a tort quand il parle d'une puissance du flot, de quelque chose qui coule, donnant forme à la vérité, où Stendhal, essentiellement mu par la conscience d'un danger, le danger même d'une mémoire vivante tentée par l'imagination, prompte à s'emporter, à fabuler, à éclaircir ce qui est flou, à remplir les blancs, à reconstruire un passé dans le présent de l'imagination. Y correspondent la peur de faire du roman et par réaction l'ascèse d'une écriture s'employant par tous moyens à rompre le « dazzling des événements », c'est-à-dire le poids que jouent dans la mémoire la sensation et l'imagination, qui provoquent l'emportement et portent inévitablement à la vérité romanesque. Or il s'agit de dégager une vérité autobiographique, et cette volonté d'affirmation, après être passée par la négation dans un premier temps, afin d'écarter le flot d'images ressenties comme impures et de rendre la mémoire et la quête autobiographique à une pureté première, à une indéfinition et une indécision qui seules semblent autoriser l'affirmation progressive et comme aveugle de la forme et de la vérité parfaitement nouvelles qui doivent surgir de l'autobiographie, prend alors dans un deuxième mouvement une valeur affirmative. Stendhal chasse donc un flux qui coulait trop facilement, et cette facilité cachait selon lui la fausseté, pour s'insérer dans un flux nouveau, qui pour le coup le dépasse (« le sujet surpasse le disant ») : c'est que précisément comme le souligne Blanchot il ne s'agit plus d'un sujet mais d'une histoire se faisant, et dès lors marquée de l'indécision et de la vivacité qui provient de sa vie même, comme nous le disions d'abord. C'est ainsi qu'il nous faudra dans un troisième temps définir la Vie de Henry Brulard comme cette vérité indéfinie et critique prenant forme dans le flux et l'écriture d'une existence tournée vers l'avenir, comme le souligne bien Blanchot.
[...] Stendhal : vie de Henry Brulard On considère souvent Stendhal comme le père de l'autobiographie moderne et la Vie de Henry Brulard comme le premier modèle de cette tentative de définition d'une vérité autobiographique fondamentalement singulière et différente de la vérité romanesque. C'est en ce sens que Blanchot peut inscrire l'œuvre de Stendhal dans la définition qu'il tente de donner de l'autobiographie moderne : L'autobiographie est l'œuvre d'une mémoire vivante, vitale, qui veut et peut ressaisir le temps dans son mouvement même. [...]
[...] Mais dès cet instant, on le voit bien, Stendhal a conscience d'être déjà engagé sur une autre voie : loin de la puissance du flot romanesque, il a devant lui des anecdotes, des fragments. Il voit déjà la fausseté du projet de l'autobiographe que cherche à saisir les grands mouvements d'une vie, le temps dans son mouvement même, des mouvements vitaux embrassant de larges périodes, de multiples événements. Tel serait précisément celui qui entrerait dans le flot de vérité de sa vie, flot plus large que les multiples événements instantanés finalement peu signifiants. [...]
[...] C'est pourquoi nous tenterons plutôt de donner une approche synthétique, quitte à passer sur certaines de ces difficultés et ambiguïtés de détail que nous venons d'évoquer : l'intelligence de l'entreprise et de la forme d'ensemble qui finit par se dégager de la Vie de Henry Brulard permettra enfin sans doute de voir en quoi ces ambiguïtés correspondent à des moments et de les replacer dans l'ensemble du livre et dans le sens de cette mémoire vivante et mouvante qui préside à l'écriture de la Vie de Henry Brulard. [...]
[...] jusqu'à, par exemple Avais-je donc un caractère triste ? où Stendhal semble éprouver au moment même ou il l'écrit l'insuffisance du regard extérieur, qui prend deux formes, le regard de l'autre, et son regard à lui mais comme sorti de lui-même, et placé à l'extérieur dans les formes toutes faites, les questions de caractère et d'identité comme posées d'avance Avais-je un caractère triste Dès lors Stendhal sent que c'est dans le travail d'une mémoire véritablement intérieure, indéfinie, en quête de ses propres formes, que va se jouer son projet, qui devient alors essentiellement marqué du sceau de l'interrogation permanente et inquiète, et du corrélat qui bien vite lui apparaît, la méfiance, la défiance critique, l'ascèse. [...]
[...] Ainsi tout ce qui est important dans la Vie de Henry Brulard ramène à la mère. De fait, Stendhal a rarement l'illusion de parler vraiment de son passé, mais ce qu'il sent en fait dans l'évocation de quelques événements, eux-mêmes comme portés par un mouvement qui traverse toutes les nappes de temps de la vie de Stendhal, unissant passé et présent dans un même mouvement comme de vérité instinctive, et les ramène à ces quelques foyers, sûrs, points d'ancrage de la quête et de l'affirmation de l'identité, c'est la façon dont le sens est joué dans la forme même du regard. [...]
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