Comment traiter La Confusion des sentiments sans évoquer, même brièvement, son auteur et le contexte dans lequel il a vécu ? Zweig (1881-1942) est peut-être plus connu encore pour sa vie que pour son œuvre. De sa biographie mouvementée, tâchons de retenir que notre homme est l'anti-écrivain engagé. L'horreur nazie, il ne s'y attend pas : c'est incrédule que l'auteur de langue allemande le plus lu au monde verra ses livres brûlés en place publique. Un être aussi près des sommets de la pensée ne pouvait s'habituer à la brutalité du monde, vraiment s'engager. Il vit donc en dehors des réalités, au-dessus d'elles, ce qui lui attire les reproches de ses contemporains, qui le voient comme un privilégié : Hanna Arendt écrira que « le monde que Zweig décrit n'est pas le monde d'hier et il ne vivait pas vraiment dans le monde mais sur ses marges ». Zweig, c'est en fait un homme pour qui « la littérature n'est pas la vie » mais « un moyen d'exaltation de la vie, un moyen d'en saisir le drame de façon plus claire et plus intelligible ». Il s'agit bien de décrire, non pas d'agir, et de décrire si possible ce qu'il y a de plus difficile à appréhender : l'homme et ses passions. Car Zweig est avant tout un humaniste, non un idéologue : c'est l'homme qui l'intéresse, plus que les idées, la Renaissance plus que les Lumières. L'homme non pas pour le juger, mais pour mieux le connaître. Zweig ne se veut donc pas moraliste : « en dernière instance » écrit-il dans son Casanova, « ce qui compte, ce n'est pas la moralité, c'est l'intensité ». Comme Dostoïevski, il pensera que « la vie est plus belle que le sens de la vie ». C'est là l'idée maîtresse de son oeuvre, et ce qui en fait tout le sel, tout l'intérêt. Freud ne s'y est pas trompé : l'écriture des nouvelles de Zweig est digne d'être psychanalysée. Zweig se délivre de ses démons en écrivant, comme d'autres en venant parler sur leur divan. A propos de La Confusion des sentiments Freud a écrit « La nature humaine est bisexuelle. Cette démonstration se fait chez Zweig avec tant d'art, de franchise et d'amour du vrai, elle est si libre de tout mensonge et de toute sentimentalité propre à notre époque que je reconnais volontiers ne rien pouvoir m'imaginer de plus réussi ».
[...] Et devant tout le monde je fis la cour à cette créature à la grosse poitrine, de la manière la plus éhontée et sans le moindre tact Ici, le lecteur sent que le narrateur n'est pas dépourvu de sentiments à l'égard de son professeur, et que ces sentiments vont bien au-delà de la simple admiration. La fascination devient presque amour, un amour certes inconscient, du disciple pour son professeur, tant la frontière entre les différents sentiments tend à s'amenuiser sous la plume de Zweig, comme le met en lumière ce passage qui introduit la scène de jalousie en question : Ce que je fis d'abord dans cet après-midi et cette soirée est si ridicule et si puéril que pendant des années, j'ai eu honte d'y penser et que, même, une censure intérieure étouffait aussitôt le moindre souvenir qui s'y rapportait. [...]
[...] Or un amour de transfert vécu dans la confusion des sentiments est forcément vécu sans analyse : il explose donc avec force et violence. En effet, le jeune homme entame bientôt sa descente aux enfers. Il voue à son maître une soumission et un amour sans fin, l'idolâtre et décuple d'énergie pour lui plaire. Face à cette demande affective, le professeur a un comportement tout à fait imprévisible. Roland devient un habitué de l'appartement et prend la plupart de ses repas du soir en compagnie du professeur et de sa femme. [...]
[...] Etait-ce vraiment là ma vie ? Avouant que ce livre décrit sans parvenir jusqu'à [s]on être l'auteur se lance rapidement dans l'histoire de sa rencontre avec celui qui [lui] a appris la parole et dont le souffle anime [son] langage Rencontre coup de foudre dont ce livre est l'objet. Je veux ajouter un feuillet secret aux feuilles publiées, ajouter un témoignage du sentiment si tôt, le mot est lâché au livre savant, et me raconter à moi-même, pour l'amour de lui, la vérité de ma jeunesse Sentiment amour ? [...]
[...] ] Nul ne se souvient de lui, en dehors de moi. Mais aujourd'hui encore, comme le garçon incertain d'alors, je sens que je ne dois davantage à personne : ni à père et mère avant lui, ni à femme et enfants après lui et je n'ai aimé personne plus que lui. En conclusion, je crois qu'à travers la Confusion des sentiments, Zweig, en décrivant avec autant d'acuité que de simplicité le passage de l'adolescence, avec son lot de naïveté, d'illusions mais aussi d'impétuosité, à l'âge adulte et la peur du non-conforme, dans un style clair et beau, illustre bien la complexité des sentiments humains. [...]
[...] L'auteur ne cherche absolument pas à expliquer la sexualité des protagonistes ; il nous confronte simplement à des interrogations ; il rend présent un interdit sans la moindre explication ou pseudo-interprétation, et ce de manière si intemporelle que le roman peut se dire, aujourd'hui encore, d'actualité. Bref, encore et toujours du Zweig, pour le plus grand plaisir du lecteur. [...]
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