La vie d'Arthur Rimbaud : une vie déchirée, à l'image de son œuvre ; une vie faite de combats et de renoncements, renoncement à la religion d'abord, puis à la poésie, avant que celui qui avait dit « merde » à Dieu ne devienne enfin, au seuil de la mort, « un juste, un saint, un martyr, un élu. » Personnage atypique, méconnu de ses contemporains – ce n'est qu'en 1886, soit des années après sa désertion de la littérature, que son nom commence à devenir célèbre dans de petits cénacles littéraires, lorsque la Vogue publie certains de ses poèmes –, Rimbaud fut de ceux qui devaient métamorphoser la littérature pour la faire basculer dans la modernité.
Une saison en enfer, parce qu'elle se présente comme un bilan critique – celui que le jeune auteur dresse de l'entreprise poétique qui jusqu'alors a été la sienne –, est peut-être l'œuvre qui rend le mieux compte de cette expérience artistique ainsi que de ses enjeux profonds. Or il nous apparaît qu'elle se structure autour de deux pôles majeurs : la religion catholique d'une part, la folie poétique d'autre part. Dans sa lettre du 15 mai 1871 adressée à Paul Demeny, Rimbaud revendiquait « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » ; c'est donc une folie recherchée et poétisée de façon « raisonnée » qu'il posait comme fondement de sa quête poétique ; l'expérience de la folie devait lui permettre d'« arriv[er] à l'inconnu » et par là même de se faire « voyant ». Son objectif était, par l'instauration de ce système poétique nouveau, de s'élever au-delà du christianisme, de le sublimer pour révéler au monde un après-christianisme. Dans Une saison en enfer, rédigée deux ans plus tard, c'est ce « combat spirituel » qu'il relate : grâce à une folie littéraire théorisée et recherchée, puis véritablement expérimentée et finalement exorcisée, il peut enfin ramener son aspiration d'absolu sur un plan purement humain, se détacher du christianisme pour partir explorer une « sagesse nouvelle ».
La réception qui a été faite de cette œuvre, depuis sa publication jusqu'à aujourd'hui, témoigne cependant de l'aspect fondamentalement paradoxal de celle-ci. Avec Une saison en enfer, Rimbaud avait pour but de se libérer enfin d'une religion qui l'oppressait, or c'est ce texte que Paul Claudel, dans une lettre de 1911 adressée à Paterne Berrichon, disait être à l'origine de sa propre conversion au catholicisme : « Aucun livre ne m'a aidé plus que la Saison en enfer dans cette terrible agonie qui est la reconquête de la vérité perdue. » Et l'année suivante, dans un texte cette fois public, il qualifiait le jeune poète de « mystique à l'état sauvage. » La critique devait pour longtemps s'emparer de cette idée suivant laquelle la Saison était une œuvre imprégnée de christianisme : en 1987, Yoshikazu Nakaji s'autorisait encore à qualifier cette œuvre de « drame qui se déroule, depuis le début jusqu'à la fin, sous le signe du christianisme. » Devons-nous donc considérer l'expérience humaine et poétique de la folie, narrée et elle-même poétisée dans Une saison en enfer, moins comme une expérience consciente aboutissant à un anéantissement du christianisme que comme une expérience de mysticisme ? La traversée de cet « enfer » par l'auteur – enfer que constituent sa lutte désespérée pour sortir du christianisme, son expérimentation poétique de la folie à cette fin mais peut-être aussi, de façon plus générale, celle du langage – constitue-elle une véritable expérience de mysticisme, au sens sinon religieux du moins philosophique du terme ? Est-ce cette traversée qui devait mener son auteur, bien des années plus tard, à une conversion au catholicisme ?
Si Arthur Rimbaud a pu être qualifié de « mystique à l'état sauvage », peut-être est-ce parce que la folie qui ressort d'Une saison en enfer présente des points communs avec la mystique, autant pour ce qui est de l'expérience relatée que pour ce qui a trait à son expression. Pourtant, Rimbaud semble vouloir, par son art et la poétique de la folie qu'il élabore, anéantir le christianisme et laisser entrevoir une « sagesse nouvelle » ; aussi, ne doit-on pas considérer sa poétique non véritablement comme une mystique mais bien plutôt comme une substitution à la mystique ? Dans Une saison en enfer cependant, le jeune poète semble vouloir exorciser cette expérience de folie, comme il avait voulu exorciser le christianisme par cette expérience. Cela marque-il l'échec de l'art comme moyen de se substituer à la mystique, ou au contraire le succès de celui-ci qui, par son développement même, aurait fait déboucher le poète dans la lumière ?
[...] Et j'ai joué de bons tours à la folie. Ce qui, dès la première lecture, frappe dans ce passage, c'est la place prédominante qu'occupe je : presque exclusivement en position de sujet de verbes d'action, il se trouve également être le cœur de tournures pronominales, où il est autant l'acteur du procès que celui sur qui porte l'action exprimée par le verbe. C'est dire le rôle primordial qui est le sien : la crise profonde qu'il relate, il l'a lui-même fomentée. [...]
[...] Pour cela, analysons quelques métaphores, témoins de cette expérience linguistique, que le poète insère dans sa réflexion, écrivant : Ce monsieur ne sait ce qu'il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Avec la disparition du terme de comparaison comme et grâce à l'emploi du verbe être qui pose la réalité de ce qui n'est en fait qu'une vision, la confusion s'installe et l'« hallucination ne peut plus être détachée de la réalité tangible. [...]
[...] Mais la folie serait aussi recherchée, provoquée, expérimentée ; Rimbaud, comme le chaman, s'y serait livré pour accéder à un monde nouveau, à un absolu divin. Cette seconde forme de folie, il l'aurait littérarisée et poétisée, tant et si bien que son style même (non pas celui de l'ensemble de l'œuvre, puisque celle-ci est le récit distancié d'une expérience, mais bien celui qu'on trouve dans certains passages d'Alchimie du verbe, où Rimbaud nous replonge dans la réalité de cette expérience) se fait signe d'une communication mystique établie entre l'âme du poète et un absolu, et que la folie qui le caractérise peut être considérée comme intrinsèquement mystique. [...]
[...] Mais cette évasion dans un monde imaginaire ne permet en fait pas la sublimation des aspirations contradictoires de je C'est que l'état dans lequel il croit se trouver n'est qu'un masque ; ce qu'il cultive n'est qu'« un sommeil bien ivre ce qu'il qualifiera plus loin de folie dont il dit [savoir] tous les élans et les désastres Si, dans Mauvais sang, je cherche, comme nous l'avons vu, à résoudre par le langage un problème qui le déchire, il n'aboutit pourtant qu'à une folie non maîtrisée, à un fardeau dont il veut se libérer : Les rages, les débauches, la folie [ ] tout mon fardeau est déposé. Créer une véritable poétique qui lui permettrait enfin de trouver une alternative à l'absolu divin n'était-il pas, pour Rimbaud, un moyen de sortir de la souffrance dont il rend compte ici ? [...]
[...] Schaeffer, avec une introductionLa Voyance avant Rimbaud par M. Eigeldinger. Droz-Minard, Textes littéraires français II- Études sur Rimbaud Volumes BERRICHON Paterne, Jean-Arthur Rimbaud, le poète (1854-1873), Mercure de France DANIEL-ROPS, Rimbaud, le drame spirituel, Plon DHOTEL André, Rimbaud et la révolte moderne, Gallimard, coll. Les Essais FRIEDRICH Hugo, Structure de la poésie moderne, Le Livre de poche Traduit de l'allemand par Michel-François Demet [ch. III : Rimbaud pp. 79-131]. FUMET Stanislas, Arthur Rimbaud, mystique contrarié, éditions de Félin, coll. Les Marches du temps préface de Pierre Brunel. [...]
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