Dans son ouvrage publié en 2000 aux éditons Corti, Les écrivains contre l'écriture, Laurent Nunez propose une réflexion autour de la notion « d'œuvre prétérition ». Par cette expression il désigne les ouvrages qui s'attaquent à la Littérature tout en y participant, et dont la référence inévitable est l'œuvre de Rimbaud. Le critique établit la catégorie de « textes présentatifs » (récits où Rimbaud apparaît comme personnage) qu'il subdivise en trois types selon l'attitude qu'ils manifestent vis-à-vis du poète : « acceptation », « interrogation », « contradiction ». D'après lui, ces trois attitudes sont respectivement exemplifiées par La quarantaine de Le Clézio, Rimbaud le fils de Michon, et Anicet ou le panorama, roman d'Aragon.
En effet, le personnage de Rimbaud est présent dans les trois premiers chapitres de ce dernier livre, ainsi que dans le chapitre final sous le nom d'Arthur Dorange. Certes, son patronyme n'est jamais prononcé, mais il est bien évident que cet « Arthur » qui donne son nom au sous-titre du chapitre I et qui est né « dans les Ardennes » n'est autre que l'auteur d'Une saison en enfer. L'autobiographie qu'il narre au jeune Anicet ne coïncide pas exactement avec l'histoire du véritable Rimbaud : des variations, des ellipses, et des détails, nous le verrons, établissent un écart sensible entre « Arthur » et Arthur Rimbaud. Cependant, la rédaction par Aragon après 1920 (date de l'écriture d'Anicet) de « clefs » dans lesquelles il rend compte de la genèse de l'ouvrage ainsi que de l'identité des personnalités cachées derrière ses personnages, ne permet pas d'en douter : « Arthur » n'est pas Rimbaud, mais c'est lui qu'il désigne au moins symboliquement.
Une fois acceptée cette identification du personnage de fiction et du poète bien réel, relative, certes, mais néanmoins valable en raison de sa puissance euristique , nous pouvons nous demander quel rapport le texte d'Aragon entretient avec le mythe Rimbaud. Certes, Rimbaud est une figure marquante pour les Surréalistes, qui en ont fait l'un de leurs prédécesseurs dès le premier Manifeste du Surréalisme, en 1924 : "Rimbaud est Surréaliste dans la pratique de la vie et ailleurs". Cependant, la figuration même « d'Arthur » est surprenante dans Anicet. Elle rompt délibérément avec une représentation topique du poète, celle qui le montre jeune et révolté, comme dans le splendide poème de René Char recueilli dans La Fontaine Narrative :
[...] A cet égard, elle serait une valorisation de l'Écriture, impliquant une dévalorisation de l'existence sans elle. Certes, plusieurs passages du livre font signe vers pareille interprétation : Toute la poésie pour moi se bornait aux colonnes des chiffres sous les rubriques DOIT et AVOIR de mes registres. Je m'enivrais de nombres, me saoulais de mesures. ( ) Les plus beaux poèmes furent éclipsés à mes yeux par les épures, par les machines. Tout ce qui concernait les évaluations de la durée, de l'espace, des quantités, me paraissait subitement la plus merveilleuse création humaine. [...]
[...] J'ai assez dit que les personnages d'Anicet étaient mes amis, mes contemporains. On y voit un homme qui est et qui n'est pas Picasso, un autre qui est et qui n'est pas Breton, un homme qui est Anicet, qui est et qui n'est pas moi, bien sûr, mais ce sont nos préoccupations d'alors qui se reflètent dans ce roman Cette mise au point de la part de l'auteur nous invite à l'étendre au personnage de Rimbaud dans Anicet : Arthur est et n'est pas Rimbaud. [...]
[...] Il s'agit bien de lui, mais ce n'est pas lui, dans la mesure où il apparaît en définitive comme le symbole d'une époque révolue de l'histoire littéraire. Ainsi nous pourrons conjoindre ce qui semble à première vue contradictoire : la révérence et la critique. Rimbaud demeure une référence pour Aragon, mais comprendre sa leçon, c'est avant tout refuser de le prendre pour modèle dans la quête de l'idée moderne de la vie qui, par définition, n'est plus la même que du temps des Illuminations. [...]
[...] Le referendum publié en mars 1921 dans Littérature peut nous donner une réponse. Nous y trouvons, sous forme de notation scolaire, l'avis des membres du groupe Surréaliste sur les personnalités les plus diverses, depuis l'antiquité (la note -25 exprimant bien entendu le comble de l'abomination, zéro la totale indifférence, + 20 l'adhésion sans réserve de l'esprit et du cœur. ( ) Voici Rimbaud : Aragon, Breton et Eluard : 18, Tzara Par delà la dissidence de Tzara, que Breton présente comme une menace pour l'homogénéité du groupe nous pouvons conclure de ce referendum qu'il établit une admiration bien réelle et quasi sans réserve pour Rimbaud. [...]
[...] Peut-être est-ce la vie même de Rimbaud qui donne la clef de ce paradoxe : admirable pour son œuvre et son existence indépendante, l'abandon de la poésie et le départ pour le Harar, seraient pour Aragon la faute condamnable que Rimbaud aurait commise. Du moins, telle est la thèse défendue par Laurent Nunez dans son ouvrage, Les écrivains contre l'écriture. Si nous l'adoptons, alors la représentation de Rimbaud en petit fonctionnaire, en notaire, vaut comme fiction éclairant l'histoire littéraire, comme une réponse à la question si Rimbaud n'était pas mort à Marseille, à l'âge de trente-sept ans, que serait-il devenu ? [...]
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